Les aveugles et la société Pierre Henri

Résumé

AVANT-PROPOS Les problèmes posés par la cécité ont toujours été nombreux. Mais, jusque vers 1930, les psychologues se sont surtout intéressés à l'étude des conditions de la représentation en l'absence de la vue. Lorsqu'ils se penchaient sur la vie affective des aveugles, ce n'était guère encore qu'en fonction de la théorie de la perception ou des images (individualisation des personnes et des choses dans l'état de cécité ; conceptions esthétiques des aveugles) ou en marge de préoccupations morales (conséquences pratiques des particularités de caractères mises au compte de l'infirmité). De son côté, en application des méthodes alors en honneur, la sociologie de la cécité ne s'attachait qu'à la recherche de la condition faite aux aveugles chez les primitifs et dans les civilisations anciennes, et à la découverte des survivances du passé dans l'attitude de nos contemporains. En France, on en est pratiquement demeuré là. Depuis 30 ans, aucun ouvrage important n'a été publié sur la psychologie des aveugles. Les deux livres de Pierre Villey auxquels on continue de se référer, Le monde des aveugles et L'aveugle dans le monde des voyants, remontent respectivement à 1914 et 1927. Depuis, la psychologie a évolué. Déjà, en ce qui concerne la perception et l'imagination, Villey est mort trop tôt pour avoir pu accorder ses conceptions avec la théorie de la forme, si féconde en ces domaines. Ensuite, même si l'on n'est ni psychanalyste ni behavioriste, il est difficile aujourd'hui d'étudier les rapports entre voyants et aveugles, ainsi que leurs incidences sur l'organisation de la personnalité de l'aveugle et le mécanisme de ses conduites, sans faire appel aux notions dégagées par ces écoles. À l'étranger, aux États-Unis surtout, on n'a point manqué de le faire. Dans une certaine mesure, la présente thèse tend donc à combler une lacune. Si nous l'avons placée sous le signe de la psychologie sociale, c'est à cause du rôle prépondérant que joue le milieu, à commencer par la famille, dans l'apparition et le jeu des particularités de caractère et de comportement relevées chez les aveugles. C'est encore parce que ces composantes différentielles de la personnalité poussent les uns à s'agréger en un groupe restreint, alors qu'elles motivent chez les autres le refus de s'intégrer à ce groupe. Pour nous, la cécité constitue une de ces "variables sociologiques" que la psychologie américaine détache du concret pour en analyser les effets. Délibérément, nous avons voulu que cette thèse prît la forme d'un travail d'observation. Avant tout, nous apportons des faits. Si nous exposons des doctrines, c'est encore que nous les considérons comme des documents, et que nous avons souvent eu l'occasion de constater qu'elles étaient inconnues ou mal connues de ceux qui, en France, font profession de s'occuper des aveugles. Quant aux vues personnelles que nous avons hasardées, nous prions le lecteur de n'y voir que des hypothèses à soumettre au feu de la critique ou de l'expérience. Notre premier objectif a été la reconstitution du complexe idéo-affectif qui motive l'attitude des voyants à l'égard des aveugles, en plein XXe siècle, après deux millénaires de pensée logique et 150 ans d'efforts en faveur du reclassement social des déficients de la vue. À cette fin, nous avons procédé à des sondages systématiques d'opinion, opérés dans divers milieux et sur des sujets d'âge différent. Les observations qu'il nous a été donné de recueillir au cours de 45 années d'expérience personnelle de la cécité, corroborées par les déclarations d'autres aveugles et l'analyse du personnage de l'aveugle, tel que continue à le forger la littérature, ont utilement complété notre documentation. Notre second souci a été de dégager les répliques, expressives ou intimes, conscientes ou non, qu'engendre chez l'aveugle, enfant ou adulte, le comportement du voyant à son endroit. Ici, enquêtes, interrogation de l'aveugle et de son entourage, observation directe des comportements, analyse d'ouvrages autobiographiques nous ont fourni nos matériaux. En vérité, il est impossible de dissocier l'attitude du voyant de son retentissement sur les conduites de l'aveugle. Il ne s'agit pas là seulement de réaction, mais d'interaction. Ce n'est que pour la commodité de l'exposé que nous en avons réparti l'étude en deux sections distinctes, sans d'ailleurs nous préoccuper outre mesure d'éviter les interférences. La méthode que nous avons suivie nous a permis de multiplier les recoupements. Il s'agissait en effet bien moins d'opposer les opinions des voyants à celles des aveugles, en vue d'établir le bien-fondé des unes ou des autres, que de rechercher dans les déclarations des premiers la confirmation ou l'infirmation des faits rapportés par les seconds, ou réciproquement. La soutenance de notre thèse et les échos qu'elle a suscités dans la presse ont fait apparaître qu'elle pouvait être regardée comme un "réquisitoire" contre les voyants. Nous repoussons cette interprétation. Si, çà et là, une certaine façon de présenter les faits, purement littéraire, a pu laisser croire que nous prenions parti, nous regrettons vraiment ces concessions à la forme. Penser que "ce sont les faits qui accusent" trahit encore notre dessein. Accuser, c'est imputer une faute. Or, s'il est déjà difficile de parler ici de responsabilité, surtout lorsqu'il s'agit de l'individu, il ne saurait être question de culpabilité. D'ailleurs, si réquisitoire il y avait, il serait tout autant dirigé contre les aveugles que contre les voyants. Nous ne sommes pas certains que beaucoup d'aveugles précisément ne nous en veuillent pas d'avoir, sans ambages, tenté de mettre objectivement en lumière les effets, directs ou indirects, de la cécité. Auprès des uns et des autres, notre excuse sera de n'avoir voulu écrire ni un traité de morale ni un ouvrage de propagande, mais un essai de psychologie. P. H. Septembre 1957.

Auteur :
Henri, Pierre
Éditeur :
France, Presses Universitaires de France,
Genre :
Essai
Langue :
français.
Description du livre original :
468 pages
Domaine public :
Non
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Table des matières

  • Mentions légales
  • Remerciements
  • AVANT-PROPOS
  • PREMIÈRE PARTIE : LES RÉACTIONS DES VOYANTS À LA CÉCITÉ
    • CHAPITRE PREMIER : LE CONCEPT DE CÉCITÉ
      • Paragraphe B) Les définitions de la cécité
      • Paragraphe C) La notion juridique de la cécité
      • Paragraphe D) La notion de cécité en psychologie
    • CHAPITRE II ; LES OPINIONS DES JEUNES GENS ET DES ADULTES
      • Paragraphe A) La représentation de la cécité chez l'adulte
      • Paragraphe C) L'appréciation de la valeur économique des aveugles
      • Paragraphe D) Les thèmes éternels
    • CHAPITRE III : LES RÉACTIONS DE L'ENFANT VOYANT À LA CÉCITÉ
      • Paragraphe A) Les réactions de la première enfance
      • Paragraphe B) Les représentations et les sentiments au seuil de l'adolescence
    • CHAPITRE IV : LA FAMILLE ET LA CÉCITÉ
      • Paragraphe B) La persistance d'un traitement particulier
      • Paragraphe C) L'aveugle objet de honte et de dévouement ostensible
      • Paragraphe D) Responsabilité de la famille dans le handicap physique, sensorimoteur et intellectuel
      • Paragraphe E) Responsabilité de la famille dans la formation du caractère
    • CHAPITRE V : LE MARIAGE ET LES AVEUGLES
      • Paragraphe B) Les réactions sociales à la transmission de la cécité
        • 1. Cécité, hérédité et consanguinité
        • 2. Eugénisme et cécité
      • Paragraphe C) L'anormalité des relations entre aveugles et voyants de sexes différents
      • Paragraphe D) Les conditions de stabilité de l'union d'un aveugle et d'une voyante
      • Paragraphe E) La situation de la femme aveugle. Les ménages d'aveugles
    • CHAPITRE VI : LA MOTIVATION DE L'ATTITUDE DES VOYANTS
      • Paragraphe A) L'attitude des voyants dans les Sociétés anciennes et au Moyen Âge
      • Paragraphe B) Les explications psychologiques et psychanalytiques
      • Paragraphe D) La motivation de la pitié
  • DEUXIÈME PARTIE : LES RÉACTIONS DES AVEUGLES AU COMPORTEMENT DES VOYANTS
    • CHAPITRE VII : L'HOSTILITÉ DU MONDE PHYSIQUE
      • Paragraphe A) La relativité de la valeur "monitoire"
      • Paragraphe B) Le milieu de comportement des aveugles
    • CHAPITRE VIII : LES RÉACTIONS DE L'ENFANT ET DE L'ADOLESCENT AVEUGLES À LA CÉCITÉ
      • Paragraphe A) L'intervention de la civilisation et des habitudes sociales dans la constitution de l'univers du jeune aveugle
      • Paragraphe B) La révélation de la cécité
      • Paragraphe C) Les réactions de l'enfant aveugle au comportement des enfants voyants
      • Paragraphe D) Les conditions d'ajustement de l'enfant aveugle à son milieu
    • CHAPITRE IX : RÉACTIONS DES AVEUGLES ADULTES AU COMPORTEMENT DES VOYANTS À LEUR ÉGARD
      • Paragraphe A) Réactions à la pitié
      • Paragraphe B) L'attitude devant les prévenances
      • Paragraphe C) L'attitude devant les préjugés
      • Paragraphe D) La propagande par la parole et par l'action
      • Paragraphe E) Les réactions intimes
    • CHAPITRE X : L'ATTITUDE INTELLECTUELLE DES AVEUGLES EN FACE DU COMPORTEMENT DES VOYANTS
      • Paragraphe A) L'inconscience de "l'anormalité"
      • Paragraphe B) L'aveugle méconnu
      • Paragraphe C) À la recherche d'un responsable
      • Paragraphe D) Le sentiment de l'anormalité
  • TROISIÈME PARTIE : AJUSTEMENT À LA CÉCITÉ ET AJUSTEMENT À LA SOCIÉTÉ
    • CHAPITRE XI : LES INFLEXIONS DE LA PERSONNALITÉ
      • Paragraphe A) La multiplicité des facteurs
      • Paragraphe B) La tendance à l'égocentrisme
      • Paragraphe C) La répugnance à l'action
      • Paragraphe D) La propension vers la rêverie
    • CHAPITRE XII : LA TENDANCE À L'INTÉGRATION AU GROUPE
      • Paragraphe A) Quelques signes d'intégration
      • Paragraphe B) La responsabilité du milieu social dans l'intégration de l'aveugle à son groupe
      • Paragraphe C) Le "typhlocentrisme"
      • Paragraphe D) Le refus de s'intégrer au groupe
      • Paragraphe E) Le refus de la cécité
  • CONCLUSION
  • OUVRAGES CITÉS

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