Haneke par Haneke Michel Cieutat, Philippe Rouyer, Michael Haneke

Résumé

Ce livre n'est pas un mode d'emploi des films de Michael Haneke. Fruit de cinquante heures d'entretien échelonnées sur deux années entre Paris et Vienne, ce livre, illustré d'une centaine de photos rares ou inédites, permet au réalisateur de Funny Games et du Ruban blanc d'exprimer sa conception du septième art et sa perception du monde contemporain.Face à Michel Cieutat et Philippe Rouyer, deux critiques de la revue de cinéma Positif, Michael Haneke revient sur ses années de jeunesse et ses mises en scène au théâtre avant d'évoquer, film par film, son travail à la télévision et au cinéma, de ses débuts en 1974 jusqu'à Amour qui sortira en salles cet automne.Au gré d'échanges libres et passionnés, anecdotes, récits et secrets sur l'art de faire un film se succèdent pour dégager l'image d'un créateur singulier, perfectionniste et plein d'humour. Voici le livre attendu par les cinéphiles sur ce grand cinéaste qu'est Michael Haneke.

Auteur :
Cieutat, Michel
Auteur :
Rouyer, Philippe ; Haneke, Michael
Éditeur :
Paris, Stock,
Genre :
Entretien
Langue :
français.
Description du livre original :
1 vol. (345 p.)
ISBN :
9782234064850.
Domaine public :
Non
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Table des matières

  • Table
  • Avant-propos
  • 1
    • Vous avez souvent déclaré qu’une biographie n’éclaire pas une œuvre…
    • Nous allons quand même vous poser des questions sur votre jeunesse…
    • Votre père était acteur et metteur en scène, votre mère actrice. Vous avez baigné dans un milieu artistique qui a dû vous influencer…
    • Mais votre tante s’intéressait à la musique. N’avez-vous pas été marqué dans un premier temps par une ambiance musicale ?
    • Vous êtes très mélomane…
    • Votre premier désir de créer a donc été lié à la musique ?
    • Vous souvenez-vous de vos sources d’inspiration ? Vous lisiez beaucoup ?
    • Quel genre d’adolescent étiez-vous ? Étiez-vous content de vivre dans la nature ?
    • Vous faisiez beaucoup de sport ?
    • Vous avez fait de la compétition ?
    • Vous aviez beaucoup d’amis à Wiener Neustadt, vous sortiez beaucoup ?
    • Enfant, vous vous êtes également rendu au Danemark. C’était à quelle occasion ?
    • Et que faisiez-vous là-bas ?
    • Quel a été votre rapport au cinéma dans votre jeunesse ?
    • Des Krimis, des polars ?
    • Il devait y avoir beaucoup de films américains…
    • Vous alliez voir ses films parce qu’on en parlait ou parce que vous aviez lu des critiques qui les analysaient ?
    • Vous nous disiez, tout à l’heure, que vous lisiez beaucoup durant votre jeunesse. Vous souvenez-vous des titres ?
    • Vous souvenez-vous du premier roman de Dostoïevski que vous avez lu ?
    • Vous deviez être l’un des plus cultivés, voire l’intello, de votre bande ?
    • Les petits poèmes que vous écriviez, vous les montriez aux copains ?
    • Et elles les appréciaient ?
    • Malgré ses activités d’actrice très prenantes, vous avez quand même pu vivre auprès de votre mère ?
    • L’avez-vous vue sur scène à cette époque ?
    • Vous évoquiez il y a un instant votre projet de monter une troupe avec vos copains…
    • Vous rendre intéressant, comme acteur, metteur en scène ?
    • Avez-vous gardé une trace de vos poèmes, de cette pièce ?
    • Avez-vous suivi des cours de théâtre ?
    • Un révolté contre quoi ?
    • Ce que vous n’acceptiez pas, c’était l’autorité ou les matières enseignées ?
    • Même l’enseignement littéraire ?
    • Combien de temps vous êtes-vous comporté de la sorte ?
    • Vous faisiez quoi de vos journées ?
    • C’est donc ce voyage à Paris qui vous a décidé à travailler ?
    • Votre famille, votre tante, votre mère étaient quand même assez « cool » avec vous pour l’époque, vous laissant découvrir les choses par vous-même…
    • Une fois l’équivalent du bac en poche, il vous a fallu envisager l’avenir, l’université…
    • Parce que vous vous posiez alors beaucoup de questions existentielles ?
    • Pendant l’adolescence, vous étiez très attiré par la religion…
    • Il y a quand même une différence entre vouloir être pasteur et être existentialiste…
    • Votre famille était-elle très religieuse ?
    • On ne vous a pas appris à prier ?
    • Votre brève vocation de pasteur découlait-elle de cette émotion intense ?
    • Même si vous avez écarté la possibilité de devenir pasteur, vous n’en avez pas pour autant abandonné votre questionnement existentiel ?
    • Avec de telles préoccupations, vous avez dû être un bon étudiant en philosophie…
    • Quels philosophes avez-vous étudiés à l’université ?
    • Que vous a apporté Wittgenstein ?
    • L’autre philosophe que vous avez apprécié à cette époque a été Theodor Adorno…
    • Pourquoi vous a-t-il tant marqué ?
    • Jusqu’où êtes-vous allé dans le cursus universitaire ?
    • Comment avez-vous pu accéder à la radio et aux journaux, alors que vous n’aviez pas d’expérience dans ce domaine ?
    • Comment avez-vous vécu cette période agitée des années 1967-1968 ?
    • Vous êtes-vous personnellement impliqué dans ces divers mouvements de contestation ?
    • Mais à la radio, vous n’avez pas incité vos auditeurs à passer à l’action ?
    • D’après nos informations, vous avez toutefois signé, en 2000, lors du festival de Berlin, un appel contre Jörg Haider, leader de l’extrême droite autrichienne…
    • Pour en revenir à la fin des années 1960, ce mouvement de contestation vous a donc surtout permis de vous ouvrir l’esprit.
    • Comment expliquez-vous cette contradiction dans le comportement d’Ulrike Meinhof, qui, partant d’idées humanistes, est devenue terroriste, au sein de la bande à Baader ?
    • C’est une théorie qui a été régulièrement prouvée : Jésus avait de bonnes idées…
    • … mais l’Église en a fait le christianisme.
    • Et, d’une certaine manière, ce fut le cas avec le nazisme. Quel impact a eu sur vous cet héritage de culpabilité nationale, éprouvée fortement par la génération de culture germanique née pendant ou juste après la guerre ?
    • Quel était votre sentiment vis-à-vis de la bande à Baader à l’époque ?
    • Pendant ces années de télévision en Allemagne, continuiez-vous à faire de la radio ?
    • Avez-vous développé des relations privilégiées avec certaines personnes du milieu théâtral à l’époque ?
    • Pensiez-vous alors trouver dans le théâtre une forme d’expression nouvelle qui vous conduirait à abandonner la télévision ?
    • Avant d’aborder votre travail pendant ces deux décennies, une question sur votre cinéphilie de jeunesse. Comment avez-vous découvert le cinéma d’auteur ?
    • De tous les cinéastes de la Nouvelle Vague, quels sont ceux qui vous ont le plus marqué et peut-être inspiré ?
    • Devant tous ces films d’auteur des années 1960, pensiez-vous à une possible carrière de cinéaste ?
    • Les mondes du cinéma et de la télévision étaient-ils très séparés alors ?
    • En 2002 la revue Sight & Sound vous avait demandé – ainsi qu’à un grand nombre de vos confrères – quels étaient vos dix films préférés. Vous aviez alors répondu en les classant : 1. Au hasard Balthazar ; 2. Lancelot du lac, tous deux de Bresson ; 3. Le Miroir de Tarkovski ; 4. Salò, ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini ; 5.  L’Ange exterminateur de Buñuel ; 6. La Ruée vers l’or de Chaplin ; 7. Psychose de Hitchcock ; 8. Une femme sous influence de Cassavetes ; 9. Allemagne année zéro de Rossellini ; 10. L’Éclipse d’Antonioni. Êtes-vous toujours d’accord avec cette liste, car plus tard vous avez dit que vous auriez volontiers ajouté Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone ?
    • Vous n’aimez sans doute pas les films de genre…
    • Vous avez toujours préféré les films d’auteur. Mais quand vous étiez critique, vous deviez quand même voir tout ce qui sortait en salles ?
    • En dehors de la liste parue dans Sight & Sound, les films que vous citez le plus dans vos interviews sont Au hasard Balthazar, Le Miroir et Salò. Ces films sont-ils toujours vos préférés ?
    • Pour revenir à vos trois films préférés…
    • Vous n’avez pas le DVD dans votre importante collection ?
    • Vous ne le montrez donc pas à vos étudiants…
    • Cela a dû vous amuser quand beaucoup de gens ont comparé Funny Games à Salò ?
  • 2
    • Venons-en à vos années théâtre. Avez-vous pu, dès vos débuts, mettre en scène les pièces de votre choix ?
    • Avec cette fois la possibilité de choisir votre pièce ?
    • Toujours avec la troupe du théâtre de Baden-Baden ?
    • Et donc comment procédiez-vous pour aider un interprète à améliorer son jeu ?
    • Dans ces conditions, pensez-vous que de bonnes connaissances en psychologie du comportement soient nécessaires à tout apprenti cinéaste ?
    • Le théâtre vous a donc permis d’apprendre à diriger les acteurs. Vous a-t-il aussi appris des choses dans d’autres domaines, comme celui de l’éclairage ?
    • Étiez-vous très interventionniste lors de vos mises en scène, lorsque tel ou tel aspect (décors, éclairages…) ne vous plaisait pas ?
    • Votre dernière mise en scène de théâtre remonte à quand ?
    • Vous avez monté des pièces d’auteurs très différents : Strindberg, Goethe, Bruckner, Kleist, Hebbel, Duras… Quels sont les meilleurs souvenirs que vous gardez de ces mises en scène ?
    • Est-il vrai que vous avez mis en scène un seul vaudeville, qui n’a pas été une réussite ?
    • Mais, durant les répétitions, les comédiens ne pouvaient-ils pas prendre le relais, faire des propositions ?
    • Y avait-il des chevaux sur la scène ?
    • Avez-vous monté du Shakespeare ?
    • Avez-vous repris dans vos films de télévision ou de cinéma des acteurs que vous aviez dirigés sur scène ?
    • Avant votre premier téléfilm, aviez-vous réalisé des films amateurs en Super 8 ?
    • L’expérience que vous avez acquise à la radio en adaptant des romans vous a-t-elle aidé pour vos mises en scène théâtrales ?
    • La peinture a-t-elle joué un rôle dans vos années d’apprentissage ?
    • Quand vous étiez étudiant, alliez-vous souvent au musée ?
    • Quand on regarde les tableaux d’Egon Schiele, on peut y voir une approche de la mélancolie que l’on retrouve dans certains de vos films.
    • Votre cinéma, selon vous, est-il très apparenté à la culture autrichienne ?
    • Pour en revenir à votre parcours théâtral, en dehors de Baden-Baden, où avez-vous monté des pièces ?
    • Travaillant en même temps à la télévision, vous deviez rencontrer des difficultés pour gérer tout cela ?
    • À propos de Grèce, vous avez publié une nouvelle intitulée Perséphone. Quel en était le sujet ?
    • Avez-vous publié d’autres nouvelles ?
    • Où peut-on trouver aujourd’hui ces nouvelles ?
    • Avant d’aborder vos films de télévision, pouvez-vous nous parler du rôle de la musique dans votre vie, une fois que vous avez renoncé à devenir concertiste ou compositeur ?
    • Allez-vous souvent au concert ?
    • Pendant votre jeunesse, vous êtes-vous limité à la musique classique ou bien vous êtes-vous aussi intéressé à d’autres rythmes comme le rock ?
    • Vous souvenez-vous comment vous avez découvert vos musiciens préférés ?
    • Vous mettez Bach au-dessus de Schubert ?
  • 3
    • En 1974, pour votre premier film de télévision Und was kommt danach… (Et après…), vous avez adapté la pièce radiophonique de James Saunders After Liverpool. Dans quelles circonstances êtes-vous passé à la mise en scène pour le petit écran ?
    • Avez-vous pu choisir les acteurs ?
    • Vous n’avez retenu que vingt-deux des vingt-six saynètes de la pièce d’origine. Comment avez-vous fait ce choix ?
    • Vous avez aussi ajouté des intertitres…
    • Vous citez les Beatles dans vos intertitres, mais pourquoi vos personnages n’y font jamais référence ?
    • Mais alors, pourquoi ce recours permanent à la chanson des Stones, décalée par rapport à l’âge des personnages ? Est-ce parce que jusque dans son titre complet (I can’t get no) Satisfaction, elle renvoie à un grand thème du film et de votre cinéma en général, la…
    • Aviez-vous envisagé d’utiliser cette chanson des Stones dès l’écriture du scénario ?
    • L’autre grande référence culturelle de Und was kommt danach…, c’est Jean-Luc Godard. Vous ouvrez le film sur une citation de lui…
    • Qu’est-ce qui vous plaisait particulièrement chez lui ?
    • Dans ce film, vous faites au moins deux autres références à Godard. Vous montrez l’affiche de Masculin, féminin et, au début de la troisième séquence, vous filmez vos personnages en travelling latéral droite-gauche, puis inversement, comme l’avait fait Godard avec Anna Karina et Sady Rebbot, de dos, au comptoir d’un café, dans Vivre sa vie.
    • Les citations reprises dans vos intertitres sont très variées, d’Adorno à Henry Miller, en passant par Norman Mailer, les Beatles, Andy Warhol. Celle de Marshall McLuhan (« L’image télévisée exige à chaque instant que l’on resserre les mailles de son filet avec une participation active de nos sens ») semble préfigurer vos futurs films de cinéma.
    • Sur le langage et la difficulté de communiquer, vous ne manquez pas de citer Wittgenstein : « Les accords tacites liés à la compréhension de la langue parlée sont énormément compliqués. » C’est une autre idée que vous reprendrez plus tard.
    • Vos intertitres fonctionnent sur un double principe : soit ils annoncent la saynète qui suit, soit ils concluent celle qui précède.
    • Vous n’avez disposé que de trois semaines de tournage : vous deviez être très limité sur le nombre de prises ?
    • Aviez-vous beaucoup répété avant ?
    • Cette préparation avec les acteurs était presque comme une lecture au théâtre ?
    • Et ils viennent tardivement. Il semblerait que votre mise en scène se déploie petit à petit. La première saynète est un plan-séquence fixe, puis arrive ce travelling latéral que nous avons déjà mentionné. On assiste, en quelque sorte, à la genèse du futur style cinématographique de Michael Haneke ! D’ailleurs, quand on entend la réplique mentionnant le ping-pong, on pense à une scène clé de 71 Fragments d’une chronologie du hasard.
    • On a été frappé par votre choix, dans la première scène, de cadrer le couple au lit après l’amour, en plongée verticale presque totale. Il y aura d’autres plans cadrés de cette façon dans vos films de cinéma, notamment ceux des mains sur le clavier dans La Pianiste. Mais ça reste un angle rarement utilisé. Vous souvenez-vous pourquoi vous avez décidé d’introduire vos protagonistes de la sorte ?
    • Un autre plan impressionnant est le dernier. Il montre le couple au fond du décor, en plan large, la caméra s’approchant très lentement en un long travelling de quatorze minutes.
    • Mais pourquoi avoir décidé de vous approcher aussi lentement du couple pour cette saynète finale ?
    • Dès votre premier téléfilm, vous pratiquez le plan-séquence auquel vous aurez recours souvent par la suite sur le grand écran…
    • Pourquoi avez-vous eu trois chefs opérateurs pour ce film ?
    • Vos décors sont à la fois très réalistes et stylisés…
    • En découvrant aujourd’hui ce premier film de télévision, nous avons été séduits par sa maîtrise formelle. Mais vous, à l’époque, pensiez-vous que ce coup d’essai allait vous ouvrir assez vite les portes du cinéma ?
    • En 1975 vous tournez votre deuxième film pour la télévision, Sperrmüll, que vous avez déjà qualifié de nul et que nous n’avons pas vu…
    • En attendant de transgresser l’interdit, nous voudrions savoir pourquoi il est si nul et comment vous avez été amené à le tourner.
    • Que signifie le titre du film : Sperrmüll ?
    • En 1976, vous avez adapté Drei Wege zum See (Trois Chemins vers le lac), d’une nouvelle d’Ingeborg Bachmann, publiée en 1972, dans le recueil Simultan. Comment avez-vous été amené à réaliser ce téléfilm coproduit par la SWF et la chaîne autrichienne ORF ?
    • En quoi est-elle particulièrement cinématographique ?
    • Un des choix marquants de votre film est d’avoir confié le commentaire off, qui correspond à la voix intérieure de l’héroïne, à Axel Corti…
    • Pourquoi avoir gardé un commentaire off ?
    • La télévision autrichienne, dans les années 1970, était-elle soucieuse de produire des programmes de grande qualité artistique ?
    • Après la voix off, l’autre particularité de votre film est son écriture. Vous avez réussi à rendre cinématographique le discours intériorisé de la nouvelle, par des effets de « montage mental » proches de ceux qu’inventait Resnais au cours des années 1960 dans La guerre est finie ou Je t’aime, je t’aime. Un bon exemple se trouve au début de votre film : la jeune femme, Elisabeth, arrive à la gare de Klagenfurt, où l’attend son père qui l’emmène en taxi chez lui. Ils passent devant une grande sculpture représentant un Lindwurm, un dragon – l’emblème de la ville – et soudain on voit un plan-flash sur un homme noir, nu, penché au-dessus d’un lavabo ; la jeune femme ouvre la porte et il lui hurle de sortir. Comme à ce moment-là du film, nous, spectateurs, ignorons qu’il s’agit d’un flash-forward, nous ne pouvons pas comprendre de qui ni de quoi il s’agit. Cette association entre le dragon et cet homme qui l’effraie ne se trouve pas dans la nouvelle, mais elle respecte l’esprit de son récit construit autour des pensées, souvenirs et sensations de la protagoniste…
    • Encore plus audacieux, quand, plus tard dans le film, Elisabeth, en route vers le lac, doit s’arrêter brusquement, car le chemin débouche sur le vide (à cause de travaux en contrebas), vous raccordez cut avec son souvenir du suicide de Trotta. Vous tenez là un discours cinématographique plus abrupt que le discours littéraire, plus fluide, de Bachmann.
    • C’est aussi très proche du processus associatif propre au cerveau humain, qui est instantané, donc lui aussi abrupt. Pensiez-vous, en procédant ainsi, que l’émotion pourrait naître de cette manière de raconter l’histoire ?
    • Ce traitement mental vous intéressait-il en soi, au-delà de son application à la nouvelle d’Ingeborg Bachmann ?
    • Dans votre scénario, aviez-vous tracé des lignes temporelles bien définies ?
    • Vous préparez beaucoup, mais vous arrive-t-il souvent, au moment du tournage, de devoir changer ce que vous aviez prévu ?
    • Vous avez tourné Trois Chemins… dans des lieux différents, une petite ville, à la campagne, à Paris. Vos raccords étaient-ils tous prévus ?
    • Le troisième aspect qui nous a marqués dans ce film, c’est l’excellence de l’interprétation d’Ursula Schult. Était-elle connue ?
    • Dans la scène de l’aéroport où elle rencontre le cousin de Trotta, joué par Bernhard Wicki, Elisabeth a ce très beau geste, une fois son interlocuteur parti : elle ramasse les cendres d’une cigarette qu’elle dépose dans le cendrier. Est-ce la comédienne Ursula Schult qui a eu l’idée de ce petit geste ?
    • C’est une belle idée qui signifie très justement son état d’âme à ce moment…
    • Pourquoi Bernhard Wicki pour ce rôle du cousin ?
    • Le rôle de Trotta, par exemple.
    • Et celui qui joue Manes, Udo Vioff ?
    • À cette époque, choisissiez-vous vous-même les figurants, comme l’homme noir dans la salle de bains que nous évoquions tout à l’heure ?
    • Pour la musique, vous avez utilisé Mozart et Schönberg de façon très opposée…
    • Nous trouvons que c’est dans ce film que vous exprimez le plus le côté mélancolique autrichien…
    • Quand il affirme que tout était fini en 1914 et que les nazis n’en ont été que la conséquence, il préfigure Le Ruban blanc.
    • Plusieurs autres idées se retrouvent dans vos films ultérieurs, comme le bonheur impossible.
    • Le film n’est pas pessimiste, la nouvelle non plus…
    • … mais ils nous invitent à réfléchir à la possibilité d’être moins malheureux en s’ouvrant plus à autrui. Trotta dit à Elisabeth : « Je n’ai jamais su ce que la vie voulait dire. Je ne suis pas du tout vivant. La vie, c’est ce que je recherche en toi. »
    • La seule lueur d’espoir du film provient d’une idée suggérée dans le commentaire off : « On pourrait quand même être gentil envers les autres, au moins un instant »…
    • Vous avanciez, il y a un instant, que le bonheur n’est pas possible, mais, à entendre Ingeborg Bachmann, la gentillesse pourrait être une solution pour améliorer les relations humaines, car c’est plus simple…
    • Dans le film, la communication est un problème extrêmement difficile pour Elisabeth. Quand elle se baigne dans le lac, tout d’un coup elle dit à son père : « Papa, je t’aime ! » Le père ne l’entend pas. Elle a l’occasion de le répéter, mais elle n’en profite pas. Une situation que vous reprenez dans Lemminge. Chaque fois, il y a un blocage : on a peur d’être gentil.
    • Dans Trois Chemins vers le lac, Trotta reproche à Elisabeth de photographier la souffrance, ce qui sera aussi reproché au reporter-photographe dans Code inconnu. Comme cela figurait dans la nouvelle, on se demandait si c’était la lecture de Bachmann qui vous avait inspiré cette attitude critique.
    • Pourquoi l’action se passe-t-elle à Klagenfurt ?
    • Comment le film a-t-il été perçu lors de sa diffusion ?
  • 4
    • Avec Lemminge, vous avez délaissé les adaptations pour écrire une histoire originale. Avez-vous rencontré des difficultés pour faire produire ce film par la télévision ?
    • La première partie, Arkadien, c’est le temps des grands espoirs avant celui des graves désillusions…
    • Comment avez-vous articulé votre scénario autour de cinq jeunes gens qui devaient représenter un microcosme de votre génération ?
    • L’histoire de Sigurd et Sigrid, le frère et la sœur dotés de parents diminués physiquement, qui sont très attirés l’un par l’autre et qui deviennent des vandales, est-elle authentique elle aussi ?
    • Pourquoi les avoir baptisés Sigurd et Sigrid, deux prénoms assez semblables qui leur valent le même surnom de « Siggi » ?
    • Et la relation avec leurs parents, qui sont devenus infirmes en se jetant sur eux pour les protéger d’un bombardement ?
    • C’est un aspect que l’on retrouvera dans plusieurs de vos films, comme dans Caché, où les enfants se sentent coupables des actes de leurs parents.
    • Cette première partie retrouve un peu le ton de votre film précédent. Le couple d’adolescents romantiques Eva et Christian est particulièrement touchant. Elle veut perdre sa virginité, mais elle n’ose pas. Puis, une fois la chose faite, elle veut se suicider et n’y parvient pas. Tout cela est à la fois beau, simple et bête…
    • La très grande originalité et l’audace de Lemminge résident dans l’idée de reprendre l’ensemble des personnages, vingt ans plus tard, en changeant d’interprètes, ce qui est déroutant pour le spectateur.
    • Avez-vous tourné les deux parties consécutivement ?
    • Et la diffusion à la télévision l’était-elle également ?
    • L’image générale qui se dégage de Lemminge est celle d’une génération qui veut vivre différemment et, par conséquent, se rebelle. Mais elle le fait de manière trop timorée, ce qui la conduit à l’échec vingt ans plus tard. D’où le titre de la seconde partie, Verletzungen (Blessures).
    • Ces statistiques sur le suicide des jeunes, vous les avez placées dans la bouche du prêtre à la fin de la seconde partie. Il s’agit d’un homme d’Église peu orthodoxe, puisqu’il est alcoolique…
    • Un autre moment fort du film, c’est Sigrid, à la fin, sur le point d’accoucher de l’enfant qu’elle a désiré, alors qu’elle ne peut imaginer vivre dans un monde où règne la haine. Vous la montrez alors seule dans la salle de travail où elle souffre considérablement. Pourquoi cette fin assez dure ?
    • Mais cette scène ne clôt pas le film. Vous finissez sur Christian, celui qui, à la fin de la première partie, assumait ses responsabilités et sa paternité. Vingt ans plus tard, militaire et père de famille trompé, il s’est vengé en précipitant sa voiture contre un arbre, tuant son épouse dans le choc. On le retrouve alors, le bras en écharpe, hurlant de colère devant des soldats qui ne l’ont pas reconnu et se demandant s’il reste encore quelque chose qui compte aujourd’hui.
    • Dans cette dernière scène, Christian nous apparaît comme quelqu’un qui est devenu l’image même de ses parents. Ce qui renvoie à la citation de Warhol, dans votre premier téléfilm Und was kommt danach…, qui disait que les générations et les problèmes se répètent, seuls les vêtements changent.
    • Sur le plan visuel, il y a plusieurs choses qui devaient paraître osées pour l’époque : la représentation de l’acte sexuel, la nudité frontale…
    • La production n’a pas réagi à la lecture du scénario ?
    • C’est amusant ! Ignorant cette anecdote, nous pensions que ce bruit d’avion était voulu et qu’il apportait une densité à cette fin, un son très désagréable qui ajoutait une touche de désespoir…
    • Dès cette époque, vos films présentent une grande cohérence thématique. Le motif de la nostalgie, très présent dans Trois Chemins vers le lac, est repris ici avec force. Il est directement verbalisé par Fritz quand il affirme : « La seule chose que l’on peut vraiment ressentir, c’est la tristesse ou peut-être aussi la nostalgie. »
    • Vos personnages de Lemminge sont sans cesse amenés à se contredire. Par exemple, Eva l’adolescente romantique dans la première partie doit se marier parce qu’elle est tombée enceinte. Et, dans la seconde, déçue par son mari, elle prend un amant, puis un autre…
    • Les deux parties de Lemminge sont structurées sur le même principe. Elles s’ouvrent sur une scène choc (des voitures qui sont vandalisées et une autre qui s’écrase contre un arbre), dont on n’aura l’explication qu’à la fin du film.
    • Mais à la différence du scénario de 71 Fragments, qui laisse vite deviner l’identité du futur criminel, celui de Lemminge entretient le suspense. C’est une sorte de « whodunit »…
    • Quand vous avez rédigé les deux parties du scénario, vous êtes-vous imposé d’établir des parallèles entre elles dans la structure ?
    • D’une partie à l’autre, des personnages gardent certaines caractéristiques. Par exemple, Eva, avant de faire l’amour pour la première fois, demande un cognac ; plus tard, dans la seconde partie, lorsqu’elle se rend chez son second amant, elle en redemande un.
    • Faites-vous des fiches sur les personnages avant de passer à l’écriture ?
    • Pour les personnages de Lemminge, vous n’avez eu à mener aucune recherche ?
    • En général, est-ce que vos personnages préexistent à la construction dramatique ?
    • Quand écrivez-vous vos dialogues ? Au fur et à mesure de l’écriture des scènes ou bien une fois que vous avez élaboré l’ensemble de la structure ?
    • Prenons l’exemple de Sigurd et Sigrid. Vous souvenez-vous comment vous avez imaginé ces deux personnages, eux en premier, leurs parents en second ?
    • Eva Linder, qui joue Sigrid, savait-elle jouer du piano ?
    • Vous prenez un risque en choisissant des interprètes qui ne savent pas jouer d’un instrument…
    • Dans la seconde partie, il y a une séquence très étonnante avec un clochard qui semble vouloir entrer chez Eva, alors qu’elle est seule. Il avance son pied pour empêcher la fermeture de la porte, elle parvient à le chasser.
    • Il y a aussi cette scène où Eva voit deux enfants qui se bagarrent près d’une église, puis un chat mort sur un trottoir que personne ne regarde avant qu’un seau ne tombe du haut d’un immeuble en travaux.
    • D’ailleurs, la seconde partie s’ouvre sur cette attitude d’indifférence, Sigrid ne ressent rien devant son père mort, mais fond en larmes devant son masque mortuaire brisé incidemment par l’homme d’Église. Nous nous demandons alors si le monde n’a pas perdu son humanité.
    • Avec le progrès et l’évolution du monde moderne, on pourrait espérer mieux vivre, mais vous montrez le contraire !
    • Des êtres privilégiés qui sont victimes de ce que vous allez bientôt appeler « la glaciation émotionnelle ».
    • Vous avez tort, car cette expression résume parfaitement cette attitude que l’on ne peut que constater encore de nos jours.
    • Cela dit, pour nous qui nous penchons sur votre œuvre rétrospectivement, il est indéniable que Lemminge présente de manière flagrante la genèse de vos futurs grands films de cinéma…
    • Donc, peu importe que vous aimiez ou non l’expression « glaciation émotionnelle ». L’indifférence, premier pas vers cette glaciation, est au cœur de Lemminge. De même, dès vos premiers téléfilms, vous faites naître la violence à travers un recours régulier aux gifles. Jusqu’à Amour, on en a recensé vingt.
    • La violence commence donc de manière très naturelle au sein de la famille, avec une gifle, avant de prendre de l’ampleur sur le plan social et international…
    • Il nous a semblé qu’avec Lemminge, philosophiquement, vous dénonciez déjà l’échec du christianisme, comme vous continuerez de le faire par la suite toujours symboliquement.
    • Pas d’un point de vue religieux, mais strictement sur le plan humain, car le christianisme à l’origine était un bel appel lancé aux hommes pour qu’ils fassent preuve de plus de tolérance…
    • D’où la présence du tableau de Francis Bacon, Étude d’après le portrait du pape Innocent X par Vélasquez, chez Fritz, l’ancien amant de Gisela, maintenant médecin très esseulé et à qui Eva, tout aussi désemparée, rend visite…
    • Nous avons pensé que c’était une reproduction…
    • Mais pourquoi ce tableau qui représente un ecclésiastique qui hurle ?
    • En fait, les deux parties nous paraissent très différentes : la première présente une série d’événements, alors que la seconde est plus symbolique, sans grands événements, à l’exception du crash de la voiture de Christian.
    • Vous nous disiez tout à l’heure que, dans le second volet, les personnages masculins ne sont pas terribles, mais on voit bien, notamment dans les scènes de repas, comment vous cadrez les femmes seules et comment leur solitude est bien mise en relief par le découpage. Et là, c’est la mise en scène qui le dit.
    • Vous avez aussi fait un grand nombre de gros plans frontaux, ce qui n’était pas fréquent à la télévision en ces années-là.
    • Même si vous dites que la peinture ne vous a pas influencé, vous brossez avec ces gros plans de véritables portraits de vos personnages, vus de face. Ce qui individualise leur personnalité à un moment donné et souligne bien la difficulté de la communication quand l’interlocuteur est à son tour isolé dans le cadre.
    • Avant de finir avec Lemminge, on voulait évoquer une scène qui nous a étonnés, car elle sera reprise dans Le Ruban blanc. C’est, dans la seconde partie, quand Fritz raconte à Eva comment, alors qu’il était enfant, il a tué l’oiseau de son père et a laissé le cadavre dans la cage pour faire croire que le volatile était mort naturellement.
    • Pourquoi, dans la scène finale de la seconde partie, avoir dirigé votre fils David, dans le rôle du fils aîné de Christian ?
  • 5
    • Le scénario de Variation (1982) est très librement inspiré de la pièce Stella de Goethe, que vous aviez déjà montée.
    • Comment est né ce projet ?
    • En quoi le texte de Goethe a-t-il influencé le scénario final ?
    • Chez Goethe il y a deux fins, l’une effectivement utopique avec le ménage à trois, et l’autre, tragique, aboutissant au suicide des protagonistes.
    • Pourquoi ce titre ?
    • Ce n’est que votre deuxième scénario original et déjà vous êtes fidèle aux mêmes prénoms : Georg, Anna, Eva, Sigrid…
    • C’est toujours ce que vous dites…
    • Dans Variation, on retrouve une Sigrid…
    • Ces prénoms de deux syllabes ne présentent-ils pas une connotation musicale ?
    • Donc, vous admettez que ce n’est pas de la paresse ! C’est une continuité parfaite, une vraie cohérence !
    • Parlons maintenant d’un décor qui joue un rôle important dans vos films : la cuisine. C’est dans la cuisine que le couple de Variation Georg-Eva parle de Stella, la pièce qu’il vient de voir, et c’est là que Sigrid, la sœur de Georg les rejoint. Pourquoi cette affection pour ce décor domestique ?
    • Comme dans Lemminge, le générique arrive tard, après un long prologue…
    • Alors que jusqu’ici, les adultes et les adolescents occupaient le devant de la scène dans vos films, vous ouvrez Variation sur le monde de l’enfance et son rapport quasi apocalyptique à l’environnement, à travers une exposition de dessins. Pourquoi ?
    • Dans Caché aussi, il y a des dessins d’enfants pour exprimer la peur ou la vengeance. Ce qui est étonnant chez vous, c’est que dès qu’il y a des enfants, on les trouve associés à ce sentiment de peur…
    • Ce qui est beau dans Variation, c’est que certaines sensations de malaise se voient offrir des solutions d’une grande simplicité. Par exemple, Sigrid, se sentant délaissée par son frère Georg, lui laisse ce mot : « Ces larmes de fureur que verse Icare en voyant un avion à réaction. Tu sais à quel point je t’aime. Ta sœur, Sigrid. »
    • Dans un échange entre Anna et Georg, son mari, vous évoquez la crise de créativité en Occident. Qu’entendiez-vous par là en 1982 ?
    • Comment expliquez-vous ce déclin ?
    • Ces propos sur le déclin de la culture, vous les aviez déjà amorcés dans le dialogue de Christian à la fin de la seconde partie de Lemminge : il affirmait que le monde moderne n’offre plus de nouvelles idées en remplacement de celles que défendaient les idéologies propres au XXe siècle…
    • Vous êtes perçu comme l’un des derniers grands cinéastes qui invitent le public à se poser des questions sur notre manière de vivre dans un monde à la dérive. Mais certains vous reprochent d’être un moraliste…
    • Pour nous, vous seriez plutôt un humaniste. Un humaniste n’est pas un moraliste. C’est un observateur lucide. Cette définition nous semble bien correspondre à votre cinéma, qui associe constat et réflexion. Ce qui renvoie à ce commentaire de Georg dans Variation : « Je sais que les utopies existent. Ce qui m’intéresse, c’est comment les gens s’en accommodent. »
    • Dans la longue séquence du restaurant à la fin, vous vous offrez encore de belles audaces d’écriture cinématographique. L’alternance des plans sur les convives à table et sur Sigrid, qui entreprend de s’ouvrir les veines dans la baignoire, entretient le doute sur la nature exacte de cette tentative de suicide. S’agit-il d’images mentales ou d’une véritable tentative de suicide qui se déroule pendant les retrouvailles au restaurant ?
    • Cette scène de la tentative de suicide de Sigrid offre une nouvelle illustration d’un motif visuel qui semble vous tenir à cœur : la représentation du sexe nu de la femme dans des moments terribles de désespoir.
    • Certes, mais dans vos films la représentation de la nudité n’est jamais érotique. Par exemple, quand Eva et Christian font l’amour, dans la première partie de Lemminge, ils sont nus et l’on ne voit pas leurs sexes. Mais dès qu’Eva regrette ce premier rapport sexuel, vous cadrez sa nudité intégrale.
    • En 1984, toujours pour l’ORF, et en coproduction avec la chaîne allemande ZDF, vous avez réalisé Wer war Edgar Allan ? (Qui était Edgar Allan ?). Cette adaptation du roman de Peter Rosei était-elle un projet personnel ou une commande ?
    • Le générique précise que vous avez cosigné le scénario avec un certain Hans Broczyner. Serait-ce un pseudonyme de Peter Rosei ?
    • Avez-vous été fidèle au texte original ?
    • Pourquoi avoir cité Giovanni Morelli ?
    • Ce n’est pas neutre comme référence, car Morelli était un critique et historien d’art très particulier, qui a inventé « l’attributionnisme »…
    • Le film a été tourné à Venise. Disposiez-vous d’un budget important ?
    • Vous disposiez de combien de temps pour le tournage ?
    • Quels ont été vos partis pris pour filmer Venise ?
    • Il y a une séquence justement où la caméra suit longtemps le protagoniste le long de ces rues étroites et sur de petits ponts. Avez-vous utilisé une Steadicam pour ces plans ?
    • Il y a aussi ce plan en travelling circulaire autour de l’embarcation qui emporte les quatre statues de chevaux sur le Grand Canal, un plan étrange, car on croit qu’il est subjectif, avant d’arriver sur le personnage. Quelle était votre intention quand vous avez imaginé ce plan ?
    • Dans le film, il y a une évolution dans la représentation du cheval : de l’animal à l’arrêt accroché au mur jusqu’au petit film sur les montures en pleine course dans l’officine de paris hippiques. Avec, entre les deux, diverses figures de cheval (glissant sur le canal, au galop sur le mur) qui marquent le passage de l’image fixe vers l’image animée. Certains commentateurs y ont vu une réflexion sur le cinéma. Qu’en pensez-vous ?
    • Ce thème de l’illusion de la réalité sous-tend tout le récit. Était-ce déjà ainsi dans le roman ?
    • D’où le long travelling dans les ruelles où l’étudiant perd sa trace. De même que sa présence sur la place Saint-Marc quand le rideau s’ouvre sur celle-ci. Il semble apparaître comme par magie…
    • Le jeu sur les miroirs dans l’appartement d’Edgar Allan, qui contribue à cet effet de distorsion du réel, était-il dans le roman ?
    • On voit l’étudiant devant la tête de l’angelot sur le mur de la ruelle quatre fois. Au-delà de sa récurrence quasi musicale, ce leitmotiv a-t-il un rapport avec les quatre saisons ?
    • C’est presque onirique quand il pleut et qu’il s’obstine à dessiner sans s’abriter, avec les gouttes d’eau qui effacent son dessin au fur et à mesure…
    • Et tous ces rideaux aux fenêtres qui s’ouvrent et se ferment sur l’action, c’est une référence au rideau de théâtre ?
    • Parce qu’on se demandait, à voir tous ces rideaux, si vous ne vouliez pas citer Shakespeare et son fameux principe que « la vie est une scène » ?
    • Mais quand vous rétrécissez brusquement le cadre sur la dernière scène, c’est bien pour créer une distance…
    • À propos de l’illusion de la perception de la réalité, la dernière scène renvoie à ce que dit un personnage au début du film : « Quand on trouve par terre un portefeuille avec de l’argent, on peut se dire qu’on rêve ! »
    • Avec l’histoire de la femme fidèle, quittée par son mari parce qu’il est convaincu qu’elle le trompe, vous montrez comment la difficulté à percevoir la réalité peut faire perdre tout ce en quoi on croit : l’amour, l’art, Dieu…
    • Oui, mais ce thème vous intéresse beaucoup. Au point de le placer au cœur de Benny’s Video…
    • C’est aussi la première et unique fois que vous explicitez cette confusion entre la réalité et la virtualité à travers la drogue.
    • Il y a une scène très curieuse dans le film, quand le jeune homme voit un rayon de soleil sur le sol de sa chambre et s’allonge dessus. Quelle signification vous donnez à ce comportement ?
    • Ce geste renvoie aussi à l’idée de la quête…
    • Comme dans Lemminge, le rapport au père est très conflictuel. C’est un thème récurrent dans votre œuvre…
    • C’est leur côté militant que vous n’aimez pas ?
    • Avec vous, tout ce qui se termine en « -isme » est à proscrire ?
    • Sinon, vous aimez bien Hitchcock ?
    • Nous vous posons cette question, parce que dans Wer war Edgar Allan ?, on trouve ce que Hitchcock appelait un « Mac Guffin »…
    • Nous pensons à l’évocation de la mort de la comtesse au début, suicide ou meurtre…
    • Oui, mais chez vous, la manipulation du spectateur passe aussi par des éléments aux apparences faussement importantes dans l’intrigue, ce qui est le propre du Mac Guffin selon Hitchcock…
    • L’ouverture du film est belle et mystérieuse. C’est la nuit. On voit un policier sur un balcon au-dessus du canal, puis une jeune femme apparaît, un homme la rejoint et l’entraîne vers l’intérieur. L’écharpe de la jeune femme tombant à ce moment-là, la caméra la suit dans sa chute jusqu’à la surface de l’eau, où l’on découvre des sauveteurs sur des barques en train de fouiller le canal. Tout cela en un seul plan. On a la certitude que quelque chose de grave vient de se passer. Puis l’on apprend la mort de la comtesse. On comprend alors que l’écharpe, même si ce n’était pas la sienne, représentait sa disparition.
    • Le second plan, celui de l’écharpe qui coule, est tout aussi merveilleux…
    • La beauté mystérieuse de la scène est rehaussée par la musique, extraite de la bande originale du film de Bernardo Bertolucci 1900. Mais pourquoi avez-vous repris cette musique d’Ennio Morricone ?
    • Certains cinéastes montent leurs films avec des musiques-témoins, en attendant que le compositeur leur propose une partition originale. Vous est-il arrivé de procéder ainsi ?
    • Pourquoi n’avez-vous pas fait appel à un compositeur ?
    • Comment expliquez-vous l’absence de musique dans vos films de cinéma ?
    • Après vos débuts au cinéma, vous êtes revenu à la télévision pour deux adaptations, La Rébellion d’après Roth et Le Château d’après Kafka, d’où vous avez pratiquement exclu la musique.
    • Orson Welles a plaqué l’Adagio d’Albinoni sur son adaptation du Procès !
    • On remarque dans votre descriptif de la chambre du jeune homme une série de plans aux cadrages serrés sur différents objets, à la manière de Bresson ou du Godard des années 1960. Vous allez reprendre le procédé dans Fraulein et le systématiser tout au long du Septième Continent. Comment expliquez-vous ce choix esthétique, au-delà de ces prestigieuses influences ?
    • C’est assez proche des tableaux impressionnistes ou d’un morceau de musique : des petites touches qui se succèdent et qui créent une impression…
    • Vous avez confié le rôle principal à Paulus Manker, qui avait déjà joué dans la première partie de Lemminge, que l’on reverra dans Fraulein, Le Château et à qui vous confierez la mise en scène de votre scénario La Tête du Maure.
    • Vous avez tourné Fraulein-Ein deutsches Melodram, pour le Saarländischer Rundfunk (SR), en 1985. C’est l’époque où Edgar Reitz tournait Heimat. Ressentiez-vous vous aussi la nécessité de revisiter l’histoire de l’Allemagne ?
    • Qui est Bernd Schroeder ?
    • Comment s’est passée votre collaboration pour écrire le scénario ?
    • Sur quoi portait votre désaccord ?
    • Comment s’achevait le scénario de Bernd Schroeder ?
    • La fin de votre film est plus mystérieuse…
    • … avec le baron Münchhausen ! Mais on peut imaginer que la vraie fin, ce sont les images en noir et blanc où elle est dans le commissariat…
    • C’est à ce moment précis que Fraulein bascule vers la couleur. Quel sens donnez-vous à cet effet ?
    • Hans Albers, qui joue Münchhausen, était-il un acteur important en Allemagne ?
    • Pour la lumière, vous avez retrouvé Walter Kindler, qui avait déjà été votre chef opérateur pour Lemminge et Variation…
    • Nous vous parlions de Walter Kindler pour en venir à la fidélité dont vous faites preuve avec vos collaborateurs. Par la suite, vous travaillerez régulièrement avec Christian Berger et Jürgen Jürges et, pour les décors, avec Christoph Kanter. Contrairement à vos trois premiers films, où vous avez changé de techniciens.
    • Comment avez-vous choisi votre actrice, Angelica Domröse ?
    • Pourquoi être allé chercher Lou Castel pour un film anti-Fassbinder ? C’est un paradoxe !
    • Avez-vous trouvé facilement le village allemand où vous avez tourné ?
    • Vous n’en racontez pas moins l’histoire de l’Allemagne à travers les extraits et les affiches des films de l’époque…
    • Parmi les références amusantes, il y a l’affiche du film Law and Order avec Ronald Reagan…
    • Vous citez un grand nombre de films à succès de l’époque comme À l’est d’Éden, Johnny Guitare, mais aussi un film allemand dont nous ignorons tout, Die Lüge…
    • A-t-il été compliqué d’obtenir les droits des extraits de films ?
    • Pourquoi avoir passé en noir et blanc les extraits de Johnny Guitare et de Blanche-Neige, qui sont des films en couleurs ?
    • La scène de nudité intégrale a-t-elle posé un problème, à une époque où le grand écran s’était beaucoup émancipé dans le domaine érotique ?
    • Il y avait de quoi, car, en plus, il y a la scène dans l’hôtel de passe où Lou Castel la pénètre, puis plus tard, celle en Bretagne où, allongée sur le lit, elle écarte les jambes devant son amant. Votre but était-il d’être réaliste dans la représentation du sexe ou bien de provoquer ?
    • Avec ces audaces, pensiez-vous ouvrir la voie à d’autres réalisateurs ?
    • Dans Fraulein, vous reprenez une situation de Trois Chemins vers le lac quand Elisabeth, qui nage, lance à son père un « Je t’aime » touchant, que le père n’entend pas…
    • Plutôt qu’une répétition, nous y voyons une constante dans la difficulté d’exprimer de la gentillesse à ceux que l’on aime bien. Quand vous écrivez une telle scène, vous savez que vous l’avez déjà tournée dans un film précédent ?
    • Quand vous avez achevé un film, le testez-vous sur un premier spectateur ?
    • Et il vous arrive de changer le montage en fonction de ses réactions ?
    • Vous avez donc un bon recul par rapport au film fini, contrairement à beaucoup de cinéastes, qui ne voient les faiblesses de leur montage que bien plus tard ?
    • Avec votre manière de procéder, il n’y a donc pas d’autre solution que de couper quand une scène n’est pas satisfaisante ?
    • Vous montrez le film fini à Susie, votre épouse, puis à d’autres. Faites-vous de même avec le scénario achevé avant le tournage ?
    • Le producteur a quelle place dans votre création ?
    • Dans son style, Fraulein, tranche avec vos films précédents : il est doté d’un rythme plus rapide, plus soutenu…
    • Les mélodrames sont généralement un peu lents…
    • Outre son rythme nerveux, Fraulein présente des effets de montage audacieux pour un film de télévision. Par exemple dans la séquence au cinéma où est projetée la version en relief de L’Étrange Créature du lac noir, on voit la fille de Johanna portant les lunettes pour la 3D de l’époque. Puis, il y a cette scène en extérieur, où elle informe sa mère de son intention d’épouser Bill, avant qu’on revienne sur elle qui pleure avec ses lunettes 3D. Ses larmes ne sont évidemment pas provoquées par le film de Jack Arnold…
    • Ce type de montage contribue beaucoup à donner un rythme soutenu au film.
    • Pour en revenir à la fin, vous avez complètement remonté l’extrait de Münchhausen. Quand Lou Castel annonce à Johanna qu’il a tué sa femme et qu’il est donc maintenant libre de vivre avec elle, le célèbre baron nous fait un clin d’œil…
  • 6
    • Avant de passer à vos débuts au cinéma, nous vous proposons de bousculer la chronologie pour évoquer vos trois autres films produits pour le petit écran entre 1990 et 1997. Quelle est l’origine de Nachruf für einen Mörder (Nécrologie pour un meurtrier), que vous avez tourné entre Le Septième Continent et Benny’s Video ?
    • D’où venait exactement le scandale : du fait que le public ne comprenait pas la démarche ou bien de la violence étalée sur une chaîne publique ?
    • Chez ce jeune tueur, on a l’impression que le meurtre remplace la parole. Aliéné par la société, il n’a plus que la violence comme unique forme d’expression.
    • Nous aurons l’occasion d’en reparler. En attendant, passons à votre avant-dernier film pour la télévision, votre adaptation du roman de Joseph Roth, Die Rebellion (La Rébellion), tournée en 1992. Pourquoi avoir choisi ce roman ?
    • Saviez-vous qu’une première adaptation du roman avait été faite en 1962 pour la télévision, filmée par Wolfgang Staudte ?
    • On retrouve cette culture journalistique dans le côté très documenté du roman…
    • Vous avez une nouvelle fois eu recours à la voix off que vous avez confiée à Udo Samel, que vous aviez déjà dirigé dans Variation.
    • Vous avez opté pour une image sépia. Comment avez-vous procédé ?
    • L’effet est très réussi. Si l’on différencie bien les images d’archives au début, on se fait piéger avec les images du défilé des infirmes, où l’on reconnaît, stupéfait, le protagoniste. Par ailleurs, pourquoi avoir présenté des scènes en couleurs ?
    • Vous avez été très fidèle au roman. Mais vous l’avez aussi enrichi d’apports personnels, comme dans la séquence où Andreas est dans les toilettes et que vous montrez son âne portant son orgue, l’être et l’objet qui lui ont apporté le plus de bonheur…
    • Comment l’avez-vous trouvé ?
    • Nous avons aussi beaucoup aimé l’acteur luxembourgeois Thierry Van Werveke…
    • Et votre interprète féminine, Judith Pogány ?
    • C’est vrai que votre film donne une image ambiguë de cette femme. Dans le roman, elle épousait un infirme pour l’avoir à sa botte.
    • Le travail de Christoph Kanter, le décorateur que vous aviez découvert durant le tournage de Benny’s Video, est ici très particulier. En marge de la reconstitution historique, on a l’impression d’une stylisation…
    • La dominante générale est celle d’une grande blancheur.
    • Cela souligne aussi l’atmosphère kafkaïenne du film.
    • L’âne d’Andreas fait irrésistiblement penser à celui de Bresson dans Au hasard Balthazar. Vous y avez pensé ?
    • On a le sentiment que votre Balthazar véhicule toute la tendresse à laquelle aspire Andreas, même si c’est sans espoir…
    • On remarque d’ailleurs à plusieurs reprises dans votre film des cadrages qui sont du pur Bresson, comme si vous aviez voulu lui rendre hommage…
    • Comme Bresson, vous utilisez un morceau de Schubert.
    • Outre la mélancolie, on ressent également dans le film un grand sentiment d’impuissance individuelle devant le monstre qu’est devenue la société. Un thème qui revient dans plusieurs de vos films, de Lemminge à Caché, en passant par votre adaptation du Château. Avant de vous consacrer à cette dernière, vous avez participé à la très populaire série policière télévisée, Tatort. L’épisode auquel votre nom est associé comme scénariste, en 1993, s’intitule Kesseltreiben (La chasse aux sorcières). Pouvez-vous nous en parler un peu, car nous ne l’avons pas vu ?
    • Pour des raisons politiques ?
    • Avant de parler de la genèse de votre adaptation du Château de Franz Kafka, que vous avez réalisé en 1996, après 71 Fragments d’une chronologie du hasard, nous aimerions savoir pourquoi vous êtes revenu travailler à la télévision, alors que vous aviez commencé à tourner pour le cinéma ?
    • Est-ce une coïncidence si vous avez adapté ce texte inachevé et fragmenté juste après avoir réalisé vos 71 Fragments à vous ?
    • Quels problèmes vous a posés l’adaptation de ce livre ?
    • Comme dans Le Septième Continent et dans 71 Fragments, vous avez monté des plans noirs entre les séquences…
    • On pense aussi à une sorte de respiration, comme un soupir en musique.
    • Comme dans vos autres téléfilms, vous avez recours à la voix off. Mais dans Le Château, elle crée un effet de distanciation par rapport au récit…
    • La durée des séquences est très variable, ce qui interdit au spectateur toute identification avec le protagoniste et le pousse à la réflexion.
    • Cet effet de distanciation est également brillamment entretenu par le jeu très froid d’Ulrich Mühe, qui est l’incarnation parfaite de K.
    • Vous avez respecté l’élément bouffon du roman en accordant une certaine importance aux deux assistants de K. Mais, comme Ulrich Mühe, Frank Giering et Felix Eitner jouent leurs rôles avec une certaine retenue…
    • Et, cerise sur le gâteau, Susanne Lothar est vraiment extraordinaire ! C’était votre première collaboration avec elle ?
    • Comment l’avez-vous rencontrée ? C’est vous qui êtes allé la chercher ?
    • Jouer ensemble représentait-il un problème pour le couple Mühe-Lothar ?
    • En découvrant le film, nous avons été frappés par le grand nombre de travellings latéraux. Vous suivez constamment K. de cette façon.
    • L’autre élément stylistique prédominant tient aux éclairages. Sans pour autant jouer avec les ombres, vous éclairez de manière à ce qu’on devine plus qu’on ne voie ce qui est derrière les personnages. Comme au début, lorsque K. entre dans l’auberge.
    • Cette absence de netteté dans la profondeur de champ renforce la sensation d’étouffement ; la caméra reste constamment sur K. Et si des personnes viennent à s’agiter dans le fond du cadre, on a du mal à les distinguer…
    • L’idée de terminer abruptement le film, comme le roman, en plein milieu de l’histoire est vraiment déroutante !
    • Dans votre version, on ressent une impression d’intemporalité…
    • L’autre grande caractéristique, c’est l’absence de musique. Ne reste que le silence, qui est peut-être celui de Dieu. Ou de son absence.
  • 7
    • Venons-en maintenant à vos débuts sur le grand écran, avec votre trilogie, Le Septième Continent (1989), Benny’s Video (1992) et 71 Fragments d’une chronologie du hasard (1994). Avez-vous rédigé les trois scénarios d’une traite ou bien seulement celui du Septième Continent ?
    • Un financement strictement cinématographique ou bien en partenariat avec la télévision ?
    • Pourquoi avez-vous choisi de vous adresser à Veit Heiduschka ?
    • Vous lui êtes resté très fidèle, puisque l’on retrouve son nom associé à tous vos films ultérieurs, à l’exception de Code inconnu et de Funny Games US.
    • Avez-vous trouvé d’emblée la structure de votre récit ?
    • La grande innovation dans Le Septième Continent c’est, tant sur le plan narratif que sur celui de l’esthétique, la fragmentation. Fragmentation dans le temps du récit, dans les cadrages très serrés… Ce qui crée une grande tension.
    • C’est une manière de dénoncer l’aliénation de l’homme par les objets ?
    • Et ce geste sera incompris, puisque ses parents sont persuadés que ce sont des meurtres.
    • Dans le même ordre d’idées, il y a un moment étrange, peu après le début du film, quand Eva, la petite fille du couple, prétend, à l’école, être aveugle. C’est une métaphore…
    • La petite fille que vous avez choisie pour le rôle, Leni Tanzer, est très expressive avec son beau visage doté de paupières lourdes.
    • Comment l’avez-vous choisie ?
    • Concrètement, vous envoyez un assistant sillonner le pays afin de dénicher l’enfant idéal pour le rôle ?
    • Eva inaugure une longue série d’enfants victimes du monde dans lequel les adultes aliénés évoluent…
    • Nous parlions précédemment de toutes ces gifles qui émaillent vos films. La force de votre cinéma tient aussi à votre art de doser la violence…
    • Vous êtes-vous dit que, travaillant pour le cinéma, vous pourriez aller plus loin dans la complexité ?
    • Quand vous écrivez vos scénarios, prévoyez-vous déjà le découpage plan par plan définitif du film ?
    • Vous n’envisagez pas la possibilité d’apporter des retouches à ce que vous avez prévu ?
    • Dans Le Septième Continent, qui était votre premier film pour le cinéma, n’était-ce pas un moyen de se rassurer que de se donner des contraintes : un dispositif en trois parties bien situées dans le temps, avec des actions précises ?
    • Cette structure musicale passe, dans Le Septième Continent, par la reprise d’une série de plans-leitmotive, comme la porte du garage qui se ferme ou la publicité sur l’Australie. Mais aussi par l’utilisation des chorals de Bach qui reviennent comme un refrain.
    • Comment avez-vous tourné cette séquence ?
    • Pourquoi avoir ressenti le besoin de faire passer ce bateau blanc à proximité d’un cimetière de voitures ?
    • Pour nous, spectateurs, le passage du bateau renvoie à l’affiche publicitaire pour l’Australie…
    • Et le choix de la musique d’Alban Berg ?
    • Sur ce principe de la juxtaposition paradoxale du bateau et du cimetière de voitures, vous mettez en parallèle le luxueux dîner que commande la femme chez le traiteur et les outils, dont la hache, qu’achète l’homme.
    • Pourquoi le choix de l’Australie pour l’affiche qui revient cinq fois ?
    • Avez-vous hésité sur le moment à partir duquel cette affiche devrait commencer à s’animer ?
    • Et comment avez-vous eu idée d’intituler votre film Le Septième Continent ?
    • Pourquoi avoir choisi un spectacle de variétés comme ultime programme que regarde la famille à la télévision avant de mourir ?
    • Il est amusant de noter que Le Septième Continent s’achève sur un plan d’écran de téléviseur vide de tout programme, regardé par un homme qui meurt, alors que dans votre film suivant, Nécrologie pour un meurtrier, tourné pour la télévision et dont nous avons déjà parlé, vous évoquez un massacre perpétré par un jeune homme, en examinant tout ce qui a été diffusé à la télévision autrichienne ce jour-là.
    • On a souvent parlé de l’importance des écrans de télévision dans vos films, mais on est frappé aussi par le nombre de vitres derrière lesquelles ou près desquelles vous cadrez vos personnages. Pourquoi ?
    • Ces récurrences d’objets et de situations sont intéressantes, parce que, contrairement à certains cinéastes qui ont le souci de toujours se renouveler, vous, vous préférez reprendre une même thématique et une même esthétique, afin de les approfondir.
    • Dans Le Septième Continent, les plans noirs entre les séquences ont une durée différente. Sur quels critères vous êtes-vous appuyé pour en déterminer la durée ?
    • Après la scène où le père arrache le fil du téléphone, vous avez mis treize secondes d’images noires. Pourquoi avoir fait aussi long ?
    • Le film est divisé en trois parties de durée très inégale. On comprend mieux pourquoi la troisième est si pesante quand on découvre qu’elle dure plus longtemps que les deux premières réunies.
    • Pourquoi, dans la première partie, la mère porte-t-elle un peignoir jaune, alors que dans la deuxième, elle en a un blanc et que dans la troisième, elle n’est vêtue qu’en noir ou en kaki ?
    • Dans le même ordre d’idées, on remarque, dans la scène du repas avec le beau-frère joué par Udo Samel, que dans les plans qui montrent le couple, l’arrière-plan est gris, alors que dans le contrechamp sur le beau-frère dépressif, l’arrière-plan est plus sombre…
    • Dans cette séquence de la destruction des biens domestiques, il y a un plan provocateur : celui des billets de banque jetés dans les toilettes…
    • C’est Pierre-Henri Deleau qui a sélectionné le film pour la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes. Vous souvenez-vous comment il a eu connaissance du film ?
    • Nous allons maintenant aborder Benny’s Video et vous avez remarqué que nous n’avons pas encore mentionné l’expression « glaciation émotionnelle », qui vous énerve un peu, mais colle si bien à votre style, implacable…
    • La rigueur esthétique permet d’approcher une forme de sublimation, de transcendance. On peut ressentir une certaine froideur dans la forme de votre trilogie, mais sa beauté écarte vite cette première impression.
    • Votre trilogie a une esthétique très différente de celle de vos autres films tournés pour le cinéma. Une esthétique dans laquelle le concept de « média » est important. Dans ces trois films, l’individu est écrasé par les médias, la télévision, la vidéo…
    • Cela est-il lié à ce que vous affirmez souvent, à savoir que l’on n’est plus au XIXe siècle, où l’on pouvait encore créer l’illusion de la réalité ?
    • Benny’s Video, présenté à Cannes en 1992, est un film très emblématique, puisqu’il dénonce l’aliénation d’un adolescent par la vidéo et, à travers lui, de tous ceux qui ne peuvent plus percevoir la réalité que par le truchement d’un écran. Comment vous est venue l’idée de raconter cette histoire ?
    • Selon Marshall McLuhan, la télévision est un média froid et, quand on observe les visages de vos trois personnages principaux, on remarque qu’ils affichent tous un regard glacial…
    • Le monde de la vidéo – le « village global » cher à McLuhan – crée un filtre entre l’individu et le monde qui l’entoure. Et de ce fait empêche une perception correcte de la réalité et des êtres, transformés alors en objets…
    • Les médias ont apporté une « déréalisation du monde ». Celui-ci n’est plus perçu directement, mais uniquement à travers sa représentation.
    • Il y a un moment terrible dans votre film, quand Benny a tué la jeune fille, vous le montrez tout de suite après se diriger vers le frigo et prendre tranquillement un yaourt.
    • Vous nous épargnez la vue du meurtre de la jeune fille et vous vous limitez à l’audition du son émis par le pistolet d’abattage qu’utilise Benny. Est-ce pour vous un moyen d’être plus efficace ?
    • On voit toutefois la scène sur le moniteur vidéo de Benny.
    • On a même l’impression que, dans ce cadre dans le cadre, Benny pousse la jeune fille dans le hors-champ. Après le premier coup, elle tombe. Il lui dit qu’il va l’aider, puis il revient sur ses pas pour recharger le pistolet et la pousse dans le hors-champ à chaque fois qu’il tire.
    • En d’autres termes, vous vous arrangez pour que les motivations du personnage coïncident avec les intérêts de votre mise en scène !
    • Vous nous imposez de revivre ce moment, quand Benny montre ce morceau de film à ses parents. Il y a alors un degré supplémentaire dans l’horreur parce que, cette fois, nous voyons la réaction du père et de la mère.
    • En outre, lors de la seconde vision, on se souvient que la scène dure longtemps et l’on souffre à l’idée de la revoir dans son intégralité.
    • Inversement, la mère regarde les informations télévisées avec indifférence, alors qu’on y traite d’un acte de xénophobie et de la guerre en Yougoslavie…
    • C’est le premier film dans lequel vous traitez de manière aussi appuyée de l’occultation des fautes graves, un thème que vous porterez à son point culminant dans Caché. Ici donc, les parents, face à l’acte criminel de leur enfant, mettent tout en œuvre pour en éliminer les preuves. Cette façon de fuir ses responsabilités et sa propre culpabilité est une conséquence de l’état d’indifférence morale et émotionnelle dans lequel est tombée aujourd’hui la société occidentale ?
    • Et vous généraliserez cela dans Caché…
    • Mais ici la critique est plutôt matérielle. Vous dénoncez principalement l’égocentrisme matérialiste.
    • Mais, dans Benny’s Video, vous évoquez l’ambiguïté du mal. Benny n’avait pas attiré la jeune fille chez lui pour la tuer, c’est un concours de circonstances qui en fait un assassin.
    • C’est pourquoi il y a ce jeu entre eux : ils se traitent mutuellement de peureux, se défient. En revanche, la réaction des parents est vécue de sang-froid, puisqu’ils mettent au point une organisation pour se débarrasser du corps, dans les moindres détails.
    • En tant que spectateurs, nous avons irrésistiblement pensé, en voyant Benny nettoyer le sang sur le sol de son bureau, à Norman Bates dans la douche de Psychose. Et vous, en tant qu’auteur, y avez-vous pensé ?
    • Situation qu’il a besoin de filmer pour s’apercevoir que la position de la jupe n’est pas correcte…
    • Il est aussi intéressant de remarquer que les deux fois où Benny voit la jeune fille dans le vidéo-club, c’est derrière la vitre, comme dans un cadre qui évoque l’écran de son téléviseur.
    • La scène du meurtre de la fille est aussi chargée sexuellement. D’abord, il y a le moment où la caméra de Benny, posée sur son trépied, isole le bassin des deux jeunes dans le cadre, comme la promesse d’un coït. Et puis, après le meurtre, il y a cet acte quasi masturbatoire de Benny, qui enduit une partie de son corps nu du sang de sa victime. Est-ce pour traduire son impuissance sexuelle ?
    • Ce qui est très fort et en même temps inquiétant, c’est que Benny ne communique avec ses parents qu’à travers les images qu’il a filmées. Il fait de même avec la police : il apporte ses cassettes au commissariat pour faire condamner ses parents. Et la toute fin de votre film est encore un film : il croise ses parents au commissariat par le truchement de l’écran de contrôle.
    • Par rapport au spectateur du film, vous nous offrez un grand moment de manipulation. Quand les parents réfléchissent à la manière de procéder pour camoufler le crime, la caméra est fixée dans la chambre de Benny dans l’axe de la porte entrouverte et l’on entend à peine les parents parler. Puis on retrouve cette même scène, avec le son plus audible, présentée par Benny aux policiers. C’est alors que l’on se rend compte que Benny avait enregistré – de sa chambre, avec sa caméra – le stratagème de ses parents pour le disculper.
    • Benny’s Video doit aussi beaucoup à la qualité de ses trois interprètes. Pouvez-vous nous dire comment vous les avez choisis ?
    • Le casting d’Ulrich Mühe pour le rôle du père a dû être plus classique…
    • Pour jouer la mère, vous avez choisi Angela Winkler pour la qualité de son interprétation dans L’Honneur perdu de Katharina Blum de Volker Schlöndorff ?
    • C’est à l’occasion de ce film que vous avez travaillé pour la première fois avec le chef décorateur Christoph Kanter, que vous retrouverez pour huit de vos dix films suivants.
    • Aviez-vous vu ses décors dans d’autres films ?
    • Ce film vous offre également l’occasion de travailler pour la première fois avec Christian Berger, qui deviendra l’un de vos directeurs de la photographie attitrés.
    • Quand vous êtes en période d’écriture, vous renseignez-vous déjà sur les disponibilités des uns et des autres ?
    • Vous aviez repéré la qualité de son travail dans quels films ?
    • Il a l’exclusivité de ce procédé ?
    • Pour en revenir à Benny’s Video, vous y faites plusieurs allusions à la Seconde Guerre mondiale. On pense aux camps de concentration quand Benny nettoie le sang et surtout quand son père, à la vue de son crâne rasé, fait allusion aux déportés. Pourquoi ces références ?
    • Mais vous, en tant que cinéaste, vous sentiez-vous obligé de faire cette allusion à cette histoire-là ?
    • Ce besoin a été éprouvé par une grande partie des jeunes cinéastes du Nouveau Cinéma allemand des années 1960-1970, Schlöndorff, Wenders, Fassbinder… Quelles relations avez-vous eues avec ces cinéastes ?
    • Le cinéaste avec lequel on vous comparait beaucoup à l’époque de Benny’s Video, c’était Atom Egoyan.
    • Aviez-vous vu Family Viewing ?
    • Au vidéo-club, Benny emprunte la cassette de Toxic Avenger, film d’horreur bien connu des amateurs. Pourquoi celui-là ?
    • Quand Benny se rend au cinéma, vous ne nous montrez pas le film qu’il va voir, mais quand il sort, on peut voir l’affiche de Lolita 90, un film de Catherine Breillat qui, en France, s’intitule 36 Fillette.
    • Justement, dans Caché, on voit les affiches de La Mauvaise Éducation et de Deux Frères… C’est tout le film qui est raconté avec ces deux affiches ! Là, vous avez quand même choisi ces titres délibérément ?
    • Et Annie Hall, le film de Woody Allen que le mari va voir à la fin de Variation, vous lui donnez un sens particulier ?
    • Benny et sa mère fuient la réalité du meurtre en partant en Égypte. Peut-on y voir une référence biblique ?
    • Sinon pourquoi l’Égypte ?
    • Pourquoi avez-vous coupé cette scène ?
    • Elle figure, en bonus, dans l’édition DVD du film. Mais c’est la seule scène coupée de vos films que nous connaissions.
    • Venons-en à la troisième partie de votre trilogie, 71 Fragments d’une chronologie du hasard, sorti en 1994. Est-ce après Benny’s Video que vous avez décidé de faire une trilogie ?
    • Et vous aviez déjà une idée claire de ce que ce serait le troisième volet ?
    • Un thème commun aux trois films est la destruction d’un groupe causée par la désagrégation de la société. Dans les deux premiers volets, vous mettez en scène une famille. Dans le troisième, vous élargissez le champ en entrelaçant les histoires de plusieurs personnages, dont un jeune homme qui, tout d’un coup, va tirer sur plusieurs autres.
    • Les années 1990 ont vu fleurir le genre du film choral, qui brasse en parallèle les histoires de plusieurs personnages. On peut dire que l’initiateur du genre est Robert Altman, avec Nashville en 1975. Juste avant votre film, en 1993, il avait signé Short Cuts…
    • Ces films vous ont-ils inspiré ?
    • Comme dans les deux premiers films de la trilogie, vous ne donnez aucune explication d’ordre psychologique ou même sociologique, qui appauvrirait le film. Mais, en même temps, tout ce que vous montrez induit les comportements. Est-ce que vous vous souciez de ne pas trop en dire ?
    • Le nombre de 71 Fragments était-il posé d’emblée ou bien a-t-il été décidé après coup, au montage ?
    • La seconde partie du titre est étrange, car le hasard ne peut présenter la moindre chronologie…
    • Mais dans votre film, Dieu, c’est vous. Comme dans Caché, vous détenez toujours les réponses !
    • Pour revenir aux blocs d’actualités qui scandent le récit, vous nous avez affirmé ne pas avoir triché avec les dates, mais comment les avez-vous choisis ?
    • C’est ainsi que vous permettez à la petite histoire de rencontrer la grande. Un critique français a d’ailleurs dit que l’on voyait comment l’étudiant meurtrier allait pouvoir côtoyer Michael Jackson !
    • Le film reprend un certain nombre de vos thèmes préférés, comme la représentation de la société dans les médias et la difficulté de communiquer au sein du couple, mais vous y introduisez aussi le thème de l’immigration que l’on retrouvera dans Code inconnu et dans Caché.
    • Pour vous, d’un point de vue humaniste, ce mélange de races et de cultures pourra-t-il améliorer la communication entre les êtres ou bien cette dernière sera-t-elle entravée par l’image que vont lui donner les médias ?
    • Avec l’enfant roumain et le couple de parents adoptifs de 71 Fragments, cette question de l’islamisme ne se posait pas.
    • Il y a même un côté « consommation » dans leur comportement. Ils veulent le petit Roumain qu’ils ont vu à la télé…
    • Et le garçon roumain ?
    • Ce que cet enfant vole dans le film est lié à l’image : des bandes dessinées, un appareil photo. Comme si sa volonté d’intégration passait par l’image…
    • Il y a deux jeux dans le film. Le premier est un mikado. Pourquoi ce jeu ?
    • Parce que c’est la métaphore du film ?
    • Le second jeu, la croix qu’il faut réussir à reconstituer, fait écho dans le film à la référence au pari de Pascal et à la prière du convoyeur. Signifie-t-il qu’il faut se battre avec la religion ?
    • Dans vos films, trois pistes de questionnement conduisent à une absence de réponse précise : la religion, la prise de conscience par rapport à l’évolution matérialiste du monde occidental et l’art présenté comme une échappatoire…
    • Mais c’est l’une des singularités de vos films : ne pas donner de réponses.
    • La séquence du ping-pong peut-elle renvoyer à cet éternel va-et-vient de questions-réponses ?
    • À la différence près que, ici, c’est la nature même du plan qui dérange, alors que dans Le Septième Continent, c’était la situation…
    • Vous avez choisi un acteur qui savait jouer au ping-pong ?
    • Nous aimons beaucoup la séquence d’ouverture du film, après le premier bloc d’actualités, où nous croyons voir des étoiles, alors qu’il s’agit du fleuve. On croit regarder vers le haut, alors qu’on est ramené vers le bas ! En outre, cette caméra en plongée verticale sur le sujet à filmer est une figure dont vous aviez éprouvé l’efficacité dans vos films de télévision.
    • Mais, justement, ces plans nous conduisent à nous demander qui regarde.
  • 8
    • En 1995, à l’occasion du centième anniversaire de l’invention du cinématographe, vous avez participé au film collectif Lumière et Compagnie…
    • On ne peut pas s’empêcher de penser à Nachruf für einen Mörder, où vous repreniez déjà de vrais programmes télévisés. Avez-vous effectué pour Lumière et Compagnie le même genre de calculs, quant à la durée de chaque extrait des actualités du 19 mars 1995 ?
    • Pour ce film, il y avait en effet quatre contraintes : un plan-séquence de cinquante-deux secondes, pas d’éclairage d’appoint, pas de son synchrone, et pas plus de trois prises. Votre film dure exactement cinquante-deux secondes. On voit le présentateur, puis successivement, un fusil, des images de guerre avec des camions de l’ONU, un cadavre transporté par deux hommes, la reine Elizabeth d’Angleterre, le sport avec du ski, du foot, du hockey, la météo… Vous avez donc effectué du montage ?
    • Dans le petit reportage qui précède votre segment, on vous voit très content de manipuler cette pellicule spéciale, de repérer les perforations et de chercher à comprendre le fonctionnement de cette caméra.
    • Comme à tous les autres réalisateurs de ce collectif, on vous pose deux questions. À la première : « Le cinéma est-il mortel ? », vous répondez : « Bien sûr, comme tout ! »
    • Aujourd’hui, vous diriez la même chose ?
    • À la seconde question : « Pourquoi filmez-vous ? », vous réagissez par une pirouette : « On ne demande pas à un mille-pattes comment il marche, sinon il trébuche ! »
    • Avez-vous vu Lumière et Compagnie dans son intégralité ?
    • La même année, Paulus Manker, votre interprète de Wer war Edgar Allan ?, a réalisé Der Kopf des Mohren (La Tête du Maure), d’après un scénario de vous. Quand l’aviez-vous écrit et pourquoi ne pas l’avoir tourné vous-même ?
    • Pour ce film, Paulus Manker a fait appel à un certain nombre de vos collaborateurs : la société de production Wega-Film, la monteuse Marie Homolková, Angela Winkler, Leni Tanzer, la petite fille du Septième Continent et, comme chef opérateur, Walter Kindler, qui avait éclairé Lemminge, Variation et Fraulein.
    • Votre idée était de laisser Paulus Manker totalement libre…
    • Le scénario évoque une catastrophe chimique, sur laquelle nous n’apprenons presque rien et dont vous reprendrez l’idée dans Le Temps du loup. Parmi vos centres d’intérêt de l’époque, l’écologie avait-elle une place importante ?
    • La scène de violence nocturne, avec les éclairs de lumière, les poules qui s’affolent et Georg qui saccage tout dans l’appartement est très impressionnante…
    • À ce titre, il y a, au début, un plan très spectaculaire assez malheureux. Celui de l’homme au visage calciné, que Georg découvre en entrant dans son bureau. On comprend qu’il s’agit d’un fantasme et ça laisse deviner tout ce qui va suivre. Notamment la fin (le massacre n’était qu’une hallucination), qui est en totale contradiction avec votre souci de ne jamais rassurer le spectateur.
    • Pourquoi avez-vous intitulé ce film La Tête du Maure ?
    • Et pourquoi finir sur la citation de Gotthold Ephraim Lessing : « Glauben Sie mir : wer über gewisse Dinge den Verstand nicht verliert, der hat keinen zu verlieren », en français : « Croyez-moi : celui qui ne perd pas la raison à propos de certaines choses, c’est qu’il n’en a pas à perdre » ?
    • Votre collaboration avec Paulus Manker s’est arrêtée là ?
    • Venons-en maintenant à Funny Games et à sa version américaine que vous avez tournée dix ans plus tard. Comment percevez-vous aujourd’hui ce film, qui vous a valu une étiquette de cinéaste associé à la violence ?
    • À quels titres pensez-vous ?
    • Pour nous, les Saw n’entrent pas dans la même catégorie. Pas plus que les films de tueurs fous hollywoodiens des années 1980-1990, les Vendredi 13, Freddy et autres Halloween, qui magnifiaient la figure du criminel s’acharnant sur des victimes anonymes et idiotes. C’est un genre de film où rien n’est réel et où le plaisir naît de la surenchère dans le grand-guignol. Mais, dès que la projection s’arrête, on va boire un café et on passe à autre chose.
    • Et pour cela, même si vous nous rendez complices des tueurs, vous nous placez du côté des victimes, qui sont de vrais personnages, avec qui on souffre. Le public des films de violence que vous visiez l’a bien senti et n’a pas eu envie de ressentir toutes les horreurs infligées aux personnages.
    • Il n’en demeure pas moins que Funny Games a laissé une trace profonde chez les spectateurs qui l’ont vu et qu’aucun autre film sur ce thème n’est parvenu à l’égaler depuis. Pour nous, Funny Games a joué le même rôle que Salò en son temps.
    • Une grande différence avec Salò tient à votre refus de représenter graphiquement la violence. Ce qui fait la force de votre film, c’est que nous avons peur d’être confrontés à la représentation directe des atrocités commises par les deux tortionnaires, mais finalement on ne voit rien. Même si on croit avoir vu !
    • Revenons à la genèse du film. Quand en avez-vous eu l’idée ?
    • Cette approche autoréflexive du sujet a-t-elle un rapport avec l’effet qu’avait eu sur vous, dans votre jeunesse, la fameuse scène du clin d’œil d’Albert Finney à la caméra dans Tom Jones, que vous avez souvent citée comme l’un de vos grands chocs cinématographiques ?
    • Nous, spectateurs, y avons pensé quand nous avons vu Arno Frisch se retourner vers nous et nous faire un clin d’œil.
    • Faire rembobiner le film lui-même – et non pas une simple vidéo comme dans Benny’s Video ou Caché – par l’un des personnages était, sauf erreur, une idée inédite…
    • Et cette trouvaille, outre l’effet de distanciation qu’elle procure, permet aussi une autre dénonciation : celle de tous ceux qui, avides de scènes de violence, peuvent, chez eux, en toute tranquillité, revoir à satiété ces scènes-là d’une manière quasi maladive. Une idée déjà esquissée dans Benny’s Video…
    • Sauf que c’est impossible de le voir comme une farce ! Malgré les effets de distanciation, on souffre avec les personnages…
    • Est-il vrai que, à l’origine, vous aviez proposé le rôle d’Anna, la mère, à Isabelle Huppert ?
    • Aviez-vous écrit le rôle en pensant à elle ?
    • Pourquoi avoir dénommé les deux tortionnaires Pierre et Paul ?
    • Pourquoi soudain Paul surnomme-t-il Peter « Tom » ?
    • Ce n’est donc en aucune façon une manière symbolique de s’adresser aux éventuels spectateurs américains ?
    • Au-delà de cette expérience, comment qualifieriez-vous votre rapport à la critique ?
    • Avant de comparer les deux versions de Funny Games, nous voudrions revenir à la version autrichienne. La question de l’autoréflexivité culmine dans l’avant-dernière séquence du film. Après que les deux tortionnaires ont jeté Susanne Lothar à l’eau, Paul fait remarquer à Peter : « La fiction est pourtant réelle. Tu la vois bien dans le film, non ! » La remarque met en évidence le fait que, au cinéma, qu’on filme le réel ou une fiction, on est de toute façon face à une représentation.
    • En outre, dans cette séquence, le dialogue fait des deux garçons, surtout celui incarné par Arno Frisch, des surhommes nietzschéens. Était-ce pour vous une condamnation de la société moderne qui a complètement perdu le contrôle humaniste de toute réalité ?
    • Paul et Peter, si nous les comparons à Benny, apparaissent comme des personnages extrêmes…
    • Peut-on voir dans Funny Games une conclusion à toute cette première période, celle de la trilogie ?
    • Avant d’écrire le scénario de Funny Games, connaissiez-vous ce fait divers qui a défrayé le Chicago des années 1920 : le meurtre d’un adolescent, Bobby Franks, par deux fils de famille qui entretenaient une relation homosexuelle sadomasochiste, Nathan Leopold et Richard Loeb ? Hitchcock s’en est inspiré pour Rope (La Corde) en 1948, et Richard Fleischer dans Compulsion (Le Génie du mal) en 1958.
    • Si nous étions convaincus que vous connaissiez La Corde, c’est parce que Hitchcock l’a entièrement tourné en plans-séquences. Or, le plan-séquence est l’une de vos spécialités et nous aimerions revenir à celui de Funny Games qui a tant choqué lors de la présentation du film à Cannes. Ce plan de plus de dix minutes dans le salon où se retrouvent les deux parents ligotés, à côté de leur enfant assassiné, au pied du téléviseur dont l’écran est éclaboussé de sang. Vous souvenez-vous, lors de l’écriture du scénario, comment vous avez conçu cette scène ?
    • Pensez-vous qu’il y a d’autres choses qui ne se filment pas ?
    • De goût ou d’éthique ?
    • Une chose surprend dans cette scène, c’est la course de voitures que retransmet la télévision…
    • Avez-vous pensé à la dimension obsessionnelle de la compétition automobile, qui consiste à tourner en rond sur un circuit ?
    • Ne peut-on faire le lien entre ce bruit infernal et le passage brutal de la musique d’opéra à celle de John Zorn dans la séquence d’ouverture ?
    • Comment avez-vous dirigé Susanne Lothar dans ce fameux plan-séquence ? Lui avez-vous donné des durées à respecter pour certaines positions ou ses déplacements ?
    • Il y a une scène stupéfiante où, la bouche bâillonnée, Susanne Lothar a le visage complètement déformé à force de pleurs et d’angoisse. Comment a-t-elle réussi à atteindre ce niveau de paroxysme émotionnel ?
    • Nous aimerions évoquer un effet de mise en scène qui ne nous convainc pas au début du film : les effets de changement de point tantôt sur Susanne Lothar, tantôt sur Ulrich Mühe, quand, assis dans leur voiture, ils s’interrogent sur le comportement de leurs voisins.
    • Mais quand vous avez refait la scène dans le remake, ces effets de point ont disparu. Était-ce alors une manière de corriger votre mise en scène ?
    • Revenons un instant au son. Après la mort de Karl Schlifelner, l’ingénieur du son avec qui vous aviez collaboré pour la trilogie, vous avez fait appel pour Funny Games à Walter Amann, qui a accompli lui aussi un travail exemplaire dans le souci du détail. Par exemple, le petit bruit de la fermeture automatique du portail métallique, dans la propriété, au début.
    • Vous nous avez expliqué pourquoi vous aviez réalisé une version américaine de Funny Games, mais vous ne nous avez pas dit qui était à l’origine du projet.
    • Comment avez-vous constitué votre équipe américaine ?
    • Des personnes dont vous aviez remarqué la qualité du travail dans des films ?
    • Dans ces conditions, comment a-t-il été possible d’imposer Darius Khondji, qui coûtait si cher ?
    • En dehors de Naomi Watts, comment avez-vous choisi le reste de la distribution ?
    • Il y aurait peut-être eu un problème avec Michael Pitt, à cause d’une certaine ressemblance avec Philip Seymour Hoffman.
    • Cela aurait créé un certain trouble…
    • Devant ce manque de liberté, ils avaient tendance à se révolter ?
    • Aviez-vous montré la version autrichienne à toute l’équipe ?
    • Mais vous, sur le plateau, vous aviez à votre disposition l’original ?
    • Le scénario original avait déjà été traduit en anglais. L’américain comportait-il des modifications ?
    • Les deux tortionnaires emploient le vocabulaire à la mode, comme l’adjectif « awesome » qui, à l’origine, voulait dire « épouvantable », mais dont le sens est aujourd’hui inversé.
    • Malgré votre manque de maîtrise de l’anglais, vous vouliez avoir le plus grand contrôle possible sur la traduction du dialogue original ?
    • Une rumeur a circulé, affirmant que vous aviez demandé à ce que la maison de l’original soit transférée aux États-Unis.
    • Parmi les quelques rares différences qui existent entre les deux versions, il y a la couleur de la bâche qui recouvre le bateau familial, bleue dans la version autrichienne, blanche dans l’américaine. Cela ne présente pas un sens particulier pour vous ?
    • Une autre différence entre les deux versions, c’est la race des chiens : un berger allemand pour la version autrichienne, un golden retriever pour l’américaine.
    • La découverte de son cadavre change d’une version à l’autre. En Autriche, le chien mort tombe du siège du conducteur ; en Amérique, du coffre arrière.
    • La mère n’est pas dans la même tenue lorsqu’elle est ligotée et qu’elle essaie de se libérer. Dans la version autrichienne, Susanne Lothar porte une combinaison, alors que, dans la version US, Naomi Watts est en slip et soutien-gorge.
    • Dans les dialogues allemands, Arno Frisch se demande si la mère a des bourrelets, tandis que, en anglais, Michael Pitt se demande si elle a les seins qui tombent.
    • Le plan-séquence que nous avons évoqué est plus court d’une minute dans Funny Games US et le timing des deux actrices n’est pas du tout le même. Susanne Lothar reste prostrée longtemps, alors que Naomi Watts fait très vite quelque chose, essaie de se lever. Ensuite, c’est incroyable, elles éteignent la télé exactement au même moment ! Mais à la fin, il y a quand même une minute d’écart. Dans la version autrichienne tout est plus long…
    • Combien avez-vous fait de prises de ce plan-séquence pour la version américaine ?
    • On peut voir, sur l’écran de télévision, un extrait de L’Impossible Monsieur Bébé (Bringing up Baby), de Howard Hawks, avec Cary Grant et Katharine Hepburn. Pourquoi ce film ?
    • Nous ne connaissons pas d’autres films refaits plan par plan, et, qui plus est, par leur propre réalisateur.
    • En outre, Gus Van Sant n’a pas repris systématiquement le découpage de l’original, il a ajouté des plans et visualisé le mental de Norman Bates…
    • Vous vous retrouvez aujourd’hui avec deux films pratiquement identiques. Quel est votre sentiment face à ces films jumeaux ?
    • Ron Howard a l’intention de faire un remake de Caché. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
    • Mais si les Américains vous demandaient de réaliser vous-même le remake de Caché, vous refuseriez ?
  • 9
    • Avant d’aborder la genèse de Code inconnu, en 2000, pourriez-vous nous parler de son sous-titre rarement mentionné : « Récit incomplet de divers voyages » ?
    • Certes, mais ce sous-titre fait irrésistiblement penser au titre de votre précédent film choral, qui jouait aussi sur l’idée d’un récit incomplet : 71 Fragments d’une chronologie du hasard…
    • L’histoire de ce photographe est-elle inspirée de celle de Depardon qui a souvent dit qu’il éprouvait un sentiment de culpabilité d’avoir abandonné la ferme de ses parents pour devenir photographe ?
    • Dans ce personnage, on a retrouvé aussi la problématique du photographe de guerre de Trois Chemins vers le lac, sur l’utilité de son métier.
    • Vous avez également fait des recherches dans le milieu des sourds et muets ?
    • Est-il vrai que ce film est né du désir éprouvé par Juliette Binoche de travailler avec vous ?
    • Quand vous avez informé Karmitz que vous aviez l’accord de Juliette Binoche et qu’elle apparaissait dans un ensemble d’histoires mélangées, vous lui avez parlé de la thématique du film ?
    • Aviez-vous décidé, dès l’écriture, que ce film serait tourné uniquement en plans-séquences ?
    • Vous imposer de telles contraintes n’est-il pas un moyen de vous surpasser sur le plan esthétique ?
    • Avant de détailler le plus fort de vos plans-séquences dans Code inconnu, pourriez-vous commenter la scène d’ouverture, où des enfants sourds et muets doivent trouver ce que mime une fillette ?
    • Donc les réactions diverses des enfants n’étaient pas écrites dans le scénario ?
    • Parmi toutes ces réponses, il y en a beaucoup qui renvoient à votre univers : « seul », « cachette », « gangster », « mauvaise conscience », « tristesse », « enfermé »… N’était-ce pas, comme dans une ouverture d’opéra, une sorte d’annonce des thèmes qui vont être traités dans le film ?
    • Un finale plutôt optimiste, pour une fois !
    • Grâce aux enfants sourds et muets ! Dans ce film, ce sont les seuls à savoir communiquer et à atténuer, à la fin, le sentiment de malaise qu’entraînait déjà la seule lecture du titre : Code inconnu, à savoir l’exclusion par la méconnaissance.
    • Vous concluez, comme souvent, en bouclant la boucle. Ici, la dernière séquence renvoie directement à la première.
    • Comment avez-vous tourné le deuxième plan-séquence, sur le trottoir, avec Juliette Binoche et le petit frère de son compagnon, qui crée un attroupement après avoir humilié une mendiante ? La richesse de sa composition en fait le plan le plus impressionnant du film…
    • Vous seriez-vous lancé dans une telle entreprise sans l’aide du combo ?
    • N’aurait-il pas été plus économique de tourner cette séquence en studio ?
    • Ce qui est fort, dans ce plan, c’est que la caméra quitte la table où Juliette est assise avec ses amis pour aller cadrer les amoureux, et que, tout d’un coup, on la voit revenir des toilettes derrière eux, sans l’avoir vue y aller. Ce n’est qu’en revoyant le film qu’on comprend pourquoi on n’a pas repéré le premier passage de Juliette. À cet instant précis, vous faites diversion au premier plan avec la querelle du couple d’amoureux.
    • Certains ont affirmé qu’on vous aperçoit dans cette séquence. Mais nous ne vous avons pas repéré…
    • Une autre séquence nous a marqués : celle du métro tournée en un seul plan fixe.
    • Vous avez fait combien de prises ?
    • Ce plan-séquence fixe nous rappelle celui du père de la banquière dans 71 Fragments, qui était également remarquable.
    • Outre les avantages que nous avons déjà évoqués, le plan-séquence semble vous permettre de mieux atteindre la vérité d’un être. On pense à l’ordre que donne en off le réalisateur du film dans le film à l’actrice jouée par Juliette Binoche, lors du casting : « Montrez-moi votre vrai visage ! »
    • … adapté à l’écran sous le même titre (en français, L’Obsédé) par William Wyler avec Terence Stamp.
    • Du point de vue de la structure, Code inconnu se démarque du film choral traditionnel puisque, après avoir entrelacé tous ces destins, vous ne les réunissez pas à la fin.
    • Dans Code inconnu, l’événement qui crée le rassemblement partiel, c’est le concert de tambours des enfants sourds et muets, les seuls qui établissent une véritable communication dans le film.
    • Dans un film où vous montrez sans cesse un certain retour de la barbarie, cette séquence des tambours semble marquer un bref élan d’euphorie…
    • Jusque dans son titre, Code inconnu évoque la difficulté de communiquer. On fonctionne tous avec des codes auxquels les autres n’ont pas accès…
    • Cette difficulté à communiquer se ressent très fortement dans les scènes opposant Georges, le photographe, à son père, le fermier.
    • Mais là on retrouve l’un de vos thèmes préférés : l’absence de communication avec le père…
    • Il était acteur et metteur en scène, mais vous n’avez pas eu beaucoup de rapports avec lui ?
    • Comment se prénommait-il ?
    • Vous souvenez-vous de la pièce dans laquelle vous l’avez dirigé ?
    • Vous n’avez jamais dirigé votre père dans aucun de vos films ?
    • Quand vous l’avez engagé au théâtre, c’était pour mieux le connaître ?
    • Quand vous dites que vous avez grandi sans père, c’est que vous ne l’aviez jamais vu quand vous étiez enfant ?
    • C’était une rencontre organisée ?
    • Et la preuve que la biographie n’explique pas les œuvres !
    • À vous écouter, on devine que Code inconnu est, de tous vos films, celui que vous préférez…
    • Code inconnu présente une dimension humaine très forte. On y trouve une réflexion sur l’évolution de la société occidentale, qui tend, par la force des choses, à la pluriethnicité, sans toujours accepter l’échange interculturel…
    • D’où la pertinence du sous-titre : « Récit incomplet (car vous devez vous limiter dans l’exposé) de divers voyages », ces derniers permettant au spectateur de vous suivre à sa guise…
    • Comment avez-vous été amené à réaliser La Pianiste, en 2001 ? Est-il vrai que, à l’origine, le film devait être réalisé par Paulus Manker ? Car nous avons lu aussi que c’était un projet auquel vous pensiez depuis quinze ans…
    • Elfriede Jelinek avait-elle lu votre version du scénario ?
    • A-t-elle été satisfaite du film ?
    • Revenons à la production du film. Au départ, les droits du roman étaient acquis par Wega-Film. C’est quand vous avez obtenu l’accord d’Isabelle Huppert que MK2 est entré dans la danse ?
    • Est-ce que vous avez un rapport similaire avec Veit Heiduschka ?
    • Le roman crée des effets de distanciation en alternant le JE et le ELLE pour parler de la protagoniste. Vous êtes-vous soucié de traduire en termes cinématographiques ce procédé littéraire ?
    • Il nous a semblé que vous transposiez ces effets de distanciation dans le jeu d’Isabelle Huppert. Par exemple, dans la scène de l’audition de Walter, le très long plan sur elle permet de lire sur son visage, dans ses yeux surtout, qu’elle ne maîtrise plus la situation et l’attirance physique qu’elle éprouve.
    • Parmi les changements les plus significatifs opérés par rapport au roman, il y a le rôle de Walter que vous avez développé…
    • Est-ce pour des raisons de budget que vous avez changé le sport pratiqué par Walter : le canoë-kayak dans le roman, le hockey sur glace dans le film ?
    • Pourquoi avoir changé la scène du peep-show ? Dans le roman, Erika assiste au spectacle live d’une jeune femme qui s’exhibe, alors que dans votre adaptation, elle s’isole dans une cabine de projection vidéo.
    • Ça vous permet aussi d’être plus brutal dans la représentation, en montrant des pénétrations plutôt que de simples caresses, comme dans le roman. Même si on n’a pas reconnu les films, on imagine que vous n’avez pas tourné vous-même ces images pornographiques…
    • Vous avez aussi modifié la séquence du Prater. Dans le roman, Erika y observe les ébats d’une femme d’un certain âge avec un Turc. Dans le film, c’est un couple plus jeune et plus banal, dans un drive-in.
    • La Pianiste est un film où vous deviez vous-même filmer des scènes de sexe. Quelles limites vous êtes-vous fixées ?
    • Vous aviez parlé de ces scènes de sexe avec vos comédiens avant le tournage ?
    • Par exemple, vous vous étiez interdit de montrer leurs sexes ?
    • Avec les corrections numériques d’aujourd’hui, vous n’envisagez pas de le réintégrer ?
    • C’est d’ailleurs toujours délicat d’employer des acteurs de porno dans des films « traditionnels »…
    • Sauf qu’il y a un gros problème de couleur capillaire : l’actrice de Dumont est blonde, alors que sa doublure porno, dont on voit le sexe, est rousse !
    • Pour revenir à la crudité des scènes sexuelles, vous montrez une scène d’automutilation très forte dans la baignoire. Mais le roman en prévoyait d’autres, comme celle où Erika s’enfonce des épingles dans la poitrine…
    • Avant d’accepter le projet, Isabelle Huppert a-t-elle fait des remarques sur ces scènes crues, voire gênantes ?
    • Comment expliquez-vous votre désir de travailler avec elle ?
    • Dans quels films l’aviez-vous vue et particulièrement aimée auparavant ?
    • Et le choix de Benoît Magimel ?
    • Annie Girardot était-elle votre premier choix pour la mère d’Erika ?
    • Une rumeur a circulé, laissant entendre qu’il y avait, dans La Pianiste, de nombreuses scènes coupées, montrant Huppert et Girardot dans des situations jugées trop violentes.
    • Un grand moment d’interprétation, dans La Pianiste, c’est quand, à la fin, Isabelle Huppert se donne un coup de couteau dans la poitrine. Elle fait une petite grimace de douleur, discrète mais très efficace. Comment l’avez-vous dirigée ?
    • Avez-vous fait plusieurs prises ?
    • Et pour la scène d’automutilation dans la baignoire, comment avez-vous procédé ?
    • Quand vous montrez du sang dans vos films, on croit toujours que c’est du vrai, rouge foncé, épais, gluant… Quel produit utilisez-vous ?
    • Pour la musique, avez-vous été fidèle aux choix d’Elfriede Jelinek ?
    • Nous avons apprécié votre utilisation du célèbre andante du Trio de Schubert, n° 2, opus 100. Il commence classiquement comme un morceau joué par Erika et ses amis musiciens, mais se poursuit sur les plans d’Erika dans la rue, l’accompagne dans le centre commercial et dans le peep-show, pour ne s’effacer qu’aux premières images pornographiques.
    • Ce rapport musique-image était-il un moyen de retrouver les brusques passages au monde mental qui, dans le roman, mettent en relief le déséquilibre d’Erika ?
    • Pour en revenir au Trio de Schubert, avez-vous tenu compte des autres films dans lesquels il avait déjà été utilisé ?
    • Un aspect remarquable des interprétations d’Isabelle Huppert et de Benoît Magimel tient au fait qu’ils jouent eux-mêmes les divers morceaux au piano. Avant d’être engagés, avaient-ils des connaissances en la matière ?
    • Combien de temps Magimel s’est-il entraîné avant d’avoir à jouer ces scènes ?
    • Lors de la discussion de Walter et Erika sur Schumann et le crépuscule de l’esprit, on a bien noté votre petite touche personnelle avec l’ajout de la citation d’Adorno. Surtout, on a apprécié l’audace de la mise en scène. Au lieu du champ-contrechamp traditionnel, vous ne filmez qu’Erika…
    • Schober, le nom de famille que vous avez inventé pour la mère d’Anna, la jeune élève…
    • Avez-vous donné ce rôle de madame Schober à Susanne Lothar par amitié ?
    • Comment avez-vous abordé le problème de la langue entre les comédiens qui parlaient français et ceux qui s’exprimaient en allemand ?
    • Cette barrière de la langue n’a-t-elle pas posé problème pour leur jeu ?
    • Quelle est pour vous la meilleure version sonore du film ?
    • En quelle langue avez-vous écrit le scénario de La Pianiste ?
    • Alors, pourquoi dans l’édition allemande du scénario, y a-t-il, en illustration, des pages storyboardées, avec des dialogues en français ?
    • Votre bonne maîtrise de notre langue doit vous permettre de diriger à l’oreille vos interprètes français aussi bien que vous le faites dans votre propre langue ?
    • En allemand, le titre du roman (et du film) est Die Klavierspielerin. Or, le mot le plus courant dans votre langue pour désigner la profession de pianiste est Pianistin. Quelle est la différence de sens ?
    • Parmi les propos d’Erika, nous avons relevé une formule particulièrement dure : « Je n’ai pas de sentiments, Walter, et même si j’en ai un jour, ils ne triompheront jamais de mon intelligence ! »
    • Nous retrouvons là un thème qui vous est cher : la disparition progressive de toute attitude sentimentale devant la dureté du monde matérialiste et cérébral…
    • Vous ouvrez votre film sur une plongée totale, une figure de style que vous aviez déjà utilisée dans Fraulein et Benny’s Video, mais qui surprend ici. C’est un angle inhabituel pour filmer quelqu’un au piano…
    • Vous faites apparaître le titre du film plus de sept minutes après le début du film. Pourquoi une aussi longue séquence pré-générique ?
    • En revoyant ce pré-générique, nous avons été stupéfaits par la manière dont vous montrez la série Alphateam que regarde la mère à la télévision. Vous filmez l’écran plein cadre et ne vous limitez pas à un court extrait ; on voit plusieurs plans de la série, comme si on s’installait pour la regarder. C’est très troublant !
    • Pourquoi avoir choisi cette série-là ?
    • Vous reprendrez le procédé dans Caché et dans Le Ruban blanc, mais dans La Pianiste, vous affectionnez les plans frontaux dans lesquels l’acteur est cadré face à la caméra…
    • Le film a aussi fait l’objet d’un très beau travail sur les éclairages.
    • Mais vous savez à l’avance ce que vous voulez comme lumière. Comment abordez-vous la question avec votre chef opérateur ?
    • Dans La Pianiste, vous avez tourné dans un grand nombre de lieux réels…
    • À deux reprises, vous consacrez des plans très longs à des décors vides. Le premier se situe dans la scène où Erika est dans les toilettes. Vous ne nous montrez que le carrelage blanc, longuement, avant que Walter n’arrive…
    • Et vous recommencez à la fin : après le coup de couteau que se donne Erika dans la poitrine, vous filmez l’extérieur du conservatoire, sans personnage, avec, pour seule action, les voitures et le son de Vienne, la nuit…
    • Vous avez mis en scène un plan-séquence d’une très grande complexité : la caméra part de la patinoire où Walter finit sa partie de hockey, le suit quand il quitte le terrain, passe devant Erika qui l’attend et accompagne le couple dans la remise où se joue l’essentiel de la scène…
    • Vous avez fait de nombreuses prises ?
    • Dans La Pianiste, l’évolution progressive des costumes et de la coiffure d’Isabelle Huppert est remarquable. On passe de la vieille fille rigide à une personne qui essaie de s’ouvrir, même si ses choix de vêtements ne sont pas toujours heureux…
    • Êtes-vous de ces metteurs en scène qui pensent qu’ils ont leurs personnages dès l’instant où ils ont trouvé leurs costumes ?
  • 10
    • Comme La Pianiste, Le Temps du loup est un projet ancien. Vous l’avez réalisé en 2003, mais écrit dix ans plus tôt. Vous souvenez-vous quel était votre point de départ ?
    • Vous n’avez jamais fait de série TV…
    • Et dans la science-fiction, qu’est-ce qui vous intéresse ?
    • Avec le meurtre du propriétaire d’une maison de campagne par un autre père de famille qui avait squatté les lieux, vous ouvrez le film sur un acte de barbarie…
    • D’où l’intérêt que représente pour vous ce genre de situation.
    • Ce qui est audacieux dans ce scénario, c’est qu’il ne présente qu’un seul thème…
    • Le sacrifice de l’innocent pour mettre fin à la violence. Cela renvoie à la thèse soutenue par René Girard dans son ouvrage La Violence et le Sacré…
    • Mais vous avez conçu une autre fin…
    • Pour revenir au geste de l’enfant, quelle utilité aurait pu avoir son sacrifice ? Peut-on s’aventurer sur la piste du religieux ?
    • Quand vous écrivez vos scénarios, vous pensez à cette marge ouverte d’interprétations possibles ?
    • Comment recevez-vous les réactions des spectateurs appartenant à des cultures différentes de la nôtre ?
    • Quand vous envisagez une fin ouverte, comme celle du Temps du loup, est-ce que vous en listez toutes les interprétations possibles ?
    • Et vous en avez oublié le contenu ?
    • Vous êtes très critique à l’égard du Temps du loup. Sur quoi fondez-vous vos reproches ?
    • C’est au montage que vous avez commencé à vous rendre compte de cela ?
    • Comment se fait-il qu’il y ait autant d’acteurs connus dans Le Temps du loup ?
    • Pourquoi n’avoir pas retenu plus d’acteurs autrichiens, alors que le film est une coproduction franco-autrichienne ?
    • Le Temps du loup est votre premier film en Scope…
    • Ces plans tournés dans le brouillard font l’objet d’un très beau travail photographique. On a pu évoquer à leur sujet Le Désert rouge d’Antonioni…
    • Truffaut, justement, avait une théorie relative aux films sur l’Occupation. Pour qu’on y croie, affirmait-il, on ne pouvait pas montrer de ciel bleu. Avez-vous eu le même genre de réflexion pour votre histoire postapocalyptique ?
    • Où avez-vous tourné les extérieurs ?
    • Dans votre film, les scènes de nuit sont aussi très impressionnantes : dans une obscurité quasi totale, elles ne laissent apercevoir que l’essentiel.
    • Comme dans La Tête du Maure, où il était aussi question d’une catastrophe, le monde politique n’intervient pas directement dans Le Temps du loup.
    • On ne voit d’ailleurs dans le film, au sein de votre communauté, aucun représentant du monde politique.
    • Une des qualités de votre film, c’est que l’action n’y est pratiquement jamais verbalisée. Tout passe par le comportement des personnages.
    • Cette manière de véhiculer le sens à travers le comportement des personnages n’exige-t-elle pas, chez le spectateur, un grand sens de l’observation ?
    • Avez-vous conçu ce film pour faire ressentir au spectateur des choses dont on rend compte au journal télévisé ?
    • À la sortie du Temps du loup, plusieurs critiques ont cité Andreï Roublev comme source d’inspiration.
    • Un autre film qu’on ne peut pas maîtriser, parce que tout est caché dedans, c’est… Caché !
    • Pouvez-vous nous parler de la genèse de Caché ? Nous avons lu qu’il serait né d’un documentaire que vous auriez vu sur Arte.
    • En d’autres termes, vous auriez pu voir, ce jour-là, un documentaire sur un sujet similaire situé dans un autre pays, et donner à ce thème de la culpabilité collective occultée une autre identité nationale ?
    • Quand vous avez commencé à travailler sur Caché, vous pensiez déjà le réaliser en France ?
    • Pensiez-vous déjà à Daniel Auteuil quand vous avez écrit le film ?
    • Nous sommes très sensibles à votre fidélité à un acteur comme Maurice Bénichou, que vous aviez déjà employé dans Code inconnu et Le Temps du loup, avant de lui offrir un rôle plus développé dans Caché. On pourrait citer aussi Nathalie Richard et Daniel Duval. Et d’autres, quasi inconnus à l’époque de Code inconnu : Aïssa Maïga, Florence Loiret-Caille…
    • Même avec un acteur comme Daniel Auteuil, vous avez fait des essais ?
    • Ce doit être le cas de Susie, votre épouse, qui fait des apparitions dans la plupart de vos films !
    • On la voit dès Le Septième Continent…
    • Dans Benny’s Video, Susie est assise à la terrasse d’un restaurant égyptien, dans les deux Funny Games, elle est passagère du bateau des voisins et, dans La Pianiste, on la remarque parmi les spectateurs du concert privé. Dans Caché, elle est à l’arrière-plan, dans une pâtisserie, derrière Juliette Binoche et Daniel Duval…
    • Et vous, vous n’avez jamais voulu apparaître dans vos films ?
    • Et dans les films des autres ?
    • Pourquoi vous a-t-on demandé de jouer ce rôle ?
    • Et depuis, vous n’avez pas joué dans d’autres films ?
    • En attendant, revenons à Caché. Vous y montrez une fois encore l’écart entre la réalité et la perception qu’on en a. Mais, en optant pour le numérique, vous brouillez encore plus les pistes : dès la séquence d’ouverture, vous nous piégez en filmant plein cadre ce qui se révélera être une cassette vidéo visionnée par le protagoniste.
    • L’idée de tourner tout le film en numérique haute définition vous est-elle venue dès l’écriture du scénario ?
    • Avant d’écrire, vous étiez-vous renseigné sur les progrès accomplis dans le domaine des caméras numériques ?
    • Était-ce le premier film en numérique tourné par Christian Berger ?
    • Ce choix de la vidéo vous a permis de renouveler votre inspiration formelle, pour mieux traiter de sujets qui vous sont familiers. Vous montrez que même un intellectuel, comme le personnage de Daniel Auteuil, peut se comporter de manière primitive quand il comprend qu’il risque de perdre son emploi.
    • Au contraire, quand il propose de l’aider en lui offrant de l’argent, c’est pour mieux l’humilier.
    • Caché est donc un film sur le mensonge comme source de survie humaine.
    • Votre protagoniste agit d’ailleurs de même dans sa vie professionnelle : lors du montage de son émission littéraire, il demande qu’on coupe certains passages…
    • Mais ce n’est pas un hasard si vous filmez cela…
    • Comme la présence sur le plateau de cette émission de Mazarine Pingeot, la fille illégitime et « cachée » de François Mitterrand. Vous étiez au courant de cette situation quand vous écriviez votre scénario ou bien en avez-vous été informé ?
    • Des critiques ont rapproché le protagoniste au Dorian Gray d’Oscar Wilde : l’image aimable de l’homme public cache le portrait d’un être horrible…
    • En cela, Caché nous paraît très lucide quant à l’impossibilité d’échapper à ce côté inéluctable de la culpabilité humaine. Ce que sous-tend magistralement son dernier plan, dont nous avons déjà parlé. Un plan difficile à lire, puisqu’il présente, en plan large, au milieu de la foule grouillante d’une sortie d’école, la rencontre des fils de Bénichou et d’Auteuil. Certains spectateurs n’ont même pas repéré ces personnages dans le cadre…
    • Sans doute à cause de la présence, au bas de l’image, du toit d’une des voitures garées dans la rue perpendiculaire à celle de l’école. Un cadrage, pas très soigné, qui correspond plus à celui d’une caméra de surveillance qu’à l’un de vos plans…
    • Ce cadrage très particulier pourrait néanmoins laisser entendre qu’il a été tourné par l’auteur des cassettes ou bien qu’il symbolise un regard atemporel et universel sur l’humanité ?
    • Avez-vous, à ce jour, rencontré quelqu’un qui ait livré la bonne interprétation de cette fin ?
    • Mais, vous-même, avez-vous une interprétation ?
    • Il nous semble que vous ne révélerez jamais le contenu de ce texte…
    • Pour en revenir au film dans le film, l’enregistrement vidéo de la première visite d’Auteuil à Bénichou est moins agréable à regarder que celui de la prise parfaitement frontale…
    • Le domicile d’Auteuil a-t-il été, lui aussi, reconstitué en studio ?
    • Le paradoxe est que cette lumière neutre et diffuse crée un climat d’inquiétude dès le départ…
    • Quelle importance accordez-vous au sport ? On remarque que cette activité est plutôt récurrente dans vos films : le ping-pong dans 71 Fragments, le golf et la voile dans Funny Games, le hockey sur glace dans La Pianiste, la natation dans Caché, l’équitation dans Le Ruban blanc.
    • Dans votre cinéma, l’unique séquence où le sport occasionne un véritable accomplissement est la compétition de natation remportée par Pierrot, l’enfant de Binoche et Auteuil dans Caché…
    • Pierrot soulève une autre question sans réponse en soupçonnant sa mère d’avoir une liaison avec Pierre (Daniel Duval)…
    • Mais il y a Pierre et Pierrot ?
    • Parmi les motifs que vous reprenez de film en film, il y a l’emploi des mots « Je t’aime ». Alors que traditionnellement cette expression est accompagnée de violons, chez vous, elle n’entraîne pas de grandes émotions…
    • Dans Caché, vous utilisez le langage cinématographique pour essayer de représenter ce qui se passe dans la tête du protagoniste. Ainsi Georges (Daniel Auteuil), quand il reçoit le dessin de la bouche ensanglantée, revoit, dans un plan-flash, Majid enfant.
    • Concrètement, qui a confectionné ces dessins qui sont envoyés anonymement à Daniel Auteuil ?
    • Plus tard, vous nous montrez le rêve avec les deux enfants et le coq fait par Daniel Auteuil. Vous nous avez dit que vous n’aimiez pas les rêves au cinéma qui, généralement, manquent de crédibilité. Mais le montage d’images mentales vous intéresse.
    • C’est le seul rêve du film. En aviez-vous prévu d’autres ?
    • Quand vous avez commencé l’écriture du scénario, connaissiez-vous Lost Highway de David Lynch ? Il y est aussi question d’un couple harcelé par des envois anonymes de cassettes vidéo montrant l’extérieur de leur maison…
    • De manière générale, nous avons l’impression que vous vous méfiez des références. Lorsque vous écrivez une scène, si celle-ci, tout d’un coup, vous rappelle un film, vous imposez-vous de repartir dans une autre direction ?
    • Mais vous placez en évidence, dans la bibliothèque de Daniel Auteuil, le coffret DVD des films de Maurice Pialat, aisément identifiable avec le visage du cinéaste sur la tranche. Est-ce en hommage ?
    • Et Alain Resnais ?
    • Vous savez que sa méthode de travail était à l’opposé de la vôtre : pas de storyboard…
    • Les cadrages de Caché sont particulièrement soignés. Êtes-vous d’accord pour dire que le plan-séquence, dans ce film, renforce l’idée d’enfermement, que les personnages ne peuvent pas s’évader du cadre ?
    • C’est flagrant dans le plan où Auteuil rentrant le soir, chez lui, où il y a déjà sa femme et leurs amis, va s’enfermer dans la cuisine pour éclater en sanglots…
    • En établissant un parallèle entre le mensonge individuel et celui collectif de tout un pays, Caché porte, une nouvelle fois, la signature d’un humaniste.
    • Que vous plaisiez ou non, vous êtes l’un des rares cinéastes d’aujourd’hui à porter un regard vraiment personnel sur le monde contemporain.
  • 11
    • C’est en 2006, à Paris, à l’occasion du deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de Mozart, que vous avez monté votre premier opéra, Don Giovanni, à l’Opéra Garnier, puis à la Bastille. Qui est à l’origine de ce projet ?
    • Quand avez-vous eu l’idée d’en faire une transposition moderne ?
    • Pourquoi avoir tenu à tout réunir dans un unique décor ?
    • Ce n’était pas la première version modernisée de cet opéra…
    • Parmi celles que vous avez pu voir, y en avait-il qui, comme la vôtre, abordaient l’opéra de Mozart du point de vue socio-économique ?
    • Comment dirige-t-on un opéra à Garnier ? Vous aviez toute liberté pour déployer vos idées de mise en scène ?
    • Combien de temps avez-vous consacré aux répétitions ?
    • Pour vos films, vous n’avez jamais procédé de cette façon ?
    • Avez-vous participé aussi à la direction musicale de l’opéra ?
    • Vous n’avez pas choisi le chef d’orchestre, Sylvain Cambreling ?
    • Votre mise en scène présente plusieurs audaces. La première est ce décor unique, signé de votre décorateur attitré au cinéma, Christoph Kanter, et qui est d’une très grande beauté. Vous lui avez demandé tout de suite d’être le responsable du décor ?
    • Gérard Mortier était-il d’accord ?
    • Une autre audace de ce spectacle, c’est le recours à l’obscurité que vous affectionnez à l’écran, comme le prouvent Le Temps du loup et Le Ruban blanc.
    • Certains ont pensé que votre mise en scène était plus appropriée à Bastille – où le spectacle a été repris l’année suivante – qu’à Garnier. Êtes-vous d’accord ?
    • Parmi les autres audaces, il y a aussi le remplacement des masques vénitiens par ceux de Mickey ! Comment vous est venue cette idée ?
    • Ces masques ludiques, mais aussi américains, portés par des « techniciens de surface », comme on les appelle aujourd’hui, ont conduit certains à qualifier de marxiste votre interprétation de l’opéra de Mozart.
    • Votre plus grande audace tient sans doute à l’importance que vous donnez à la sexualité. Il y a carrément un viol sur la scène…
    • Certes, mais vous montrez la jeune fille entièrement nue, de face, et vous insistez sur la violence. C’est rarement mis en scène de la sorte…
    • Mais pareille scène est d’ordinaire taboue à l’opéra ?
    • Dans la danse contemporaine aussi. Mais à Garnier ?
    • Une autre audace sexuelle que l’on remarque, c’est ce baiser sur les lèvres entre Don Giovanni et Leporello ! On ne le trouve pas dans le livret.
    • Ce personnage violent et sensuel est paradoxalement ancré dans un décor dont la dominante chromatique est le bleu et le gris…
    • Cette position allongée pour chanter étonne aussi.
    • Dans le dernier acte, vous avez innové pour le retour du Commandeur…
    • C’est l’autre moment fort du finale, cette révolte des minorités, représentées tant par les Maghrébins, les Africains que… par les femmes.
    • On pense à Code inconnu, où vous aviez déjà abordé le problème de l’immigration et celui de l’insertion sociale.
    • Dans votre mise en scène, comme dans de nombreuses autres, y compris celle de Joseph Losey pour le cinéma, il y a le même moment, dans le deuxième acte, qui est coupé. Pourquoi ?
    • En 2013, vous allez monter Cosi fan tutte à Madrid. Pensez-vous en faire une mise en scène également modernisée ?
    • Aimez-vous La Flûte enchantée ?
    • Y a-t-il d’autres opéras qui vous tenteraient ?
    • Mais, pour quelqu’un qui avait eu pour vocation première de devenir concertiste ou compositeur, c’est une belle manière d’exprimer sa passion…
    • Vous avez dû tirer un grand plaisir de ce travail sur Don Giovanni, car, alors que vous refusez dorénavant de monter des pièces de théâtre, vous avez accepté de monter un second opéra !
    • Cette expérience de Don Giovanni a-t-elle eu une incidence sur la mise en scène de vos films suivants ?
    • La direction de chanteurs d’opéra n’implique-t-elle pas plus d’attention, voire de tension, que celle des acteurs de cinéma ?
    • Et la réalisation de spots publicitaires, vous n’avez jamais voulu essayer ?
    • Vous faites souvent référence, dans nos entretiens, à vos étudiants. Depuis combien de temps enseignez-vous le cinéma et à quel endroit ?
    • En quoi consiste votre enseignement ?
    • Combien d’étudiants suivent vos cours ?
    • Par quoi commencez-vous votre enseignement dans la section « réalisation » ?
    • Y a-t-il une part réservée à une approche plus théorique dans vos cours ?
    • Parvenez-vous à détecter le manque de talent de certains de vos élèves ?
    • Vous enseignez combien d’heures par semaine ?
    • Les études durent combien de temps ?
    • À l’issue de cet enseignement, la Filmakademie assure-t-elle un emploi pour ses étudiants ?
  • 12
    • À quand remonte le projet du Ruban blanc ?
    • La première version du scénario soutenait-elle déjà la théorie selon laquelle une idée, même bonne, érigée en système, devient une idéologie et qu’elle peut être dangereuse ?
    • Comment vous est venue l’idée du film ?
    • Le Ruban blanc n’est pas votre premier film historique, mais vous y traitez d’une période et d’une culture que vous n’aviez encore jamais abordées. Comment avez-vous mené vos recherches ?
    • Est-ce dans vos lectures que vous avez découvert l’idée du ruban blanc, qui symbolise le retour à la pureté après une faute commise et punie ?
    • Ce ne serait pas dans un texte d’Alice Miller ?
    • Pour trouver le style visuel du Ruban blanc, vous avez dû aussi consulter les photos de l’époque…
    • Le choix du noir et blanc tient-il au fait que les photos du début du siècle étaient en noir et blanc ?
    • Mais vous n’avez pas tourné Le Ruban blanc directement en noir et blanc.
    • Avez-vous également testé le numérique ?
    • Comment passe-t-on d’un tournage en couleurs à des copies en salles en noir et blanc ?
    • Sur le plan économique, le choix du noir et blanc n’a-t-il pas posé problème ?
    • La version numérique projetée à Cannes offrait une image stupéfiante dans son piqué. Mais, pour sa sortie en salles, il a bien fallu faire des copies 35 mm, puisque, en 2009, la plupart des cinémas n’étaient pas encore équipés pour la projection numérique. Comment avez-vous procédé pour le transfert en pellicule analogique ?
    • Vous êtes-vous aussi inspiré des photos de Sander pour les costumes et les visages ?
    • Aviez-vous déjà des acteurs en tête, une fois le scénario achevé ?
    • Pour le rôle du baron vous avez choisi Ulrich Tukur, acteur et musicien très admiré en Allemagne.
    • Et les enfants, comment les avez-vous trouvés ?
    • Et pour les figurants adultes ?
    • Avez-vous quand même recruté des figurants en Allemagne ?
    • Comment avez-vous conçu les dialogues ?
    • Nous avons lu quelque part que vous vous seriez inspiré, pour les dialogues, du style littéraire de Theodor Fontane, l’auteur prussien d’Effi Briest ?
    • L’idée d’avoir un narrateur vous est-elle venue d’emblée ?
    • Cela vous permettait aussi de souligner que les faits narrés par l’instituteur ne sont pas, comme il le dit lui-même, « véridiques dans leurs moindres détails ». Ce qui renvoie à une idée maîtresse de votre cinéma, à savoir la relativité de toute vérité affirmée.
    • Où avez-vous tourné ?
    • Qui a fait les repérages, vous ou votre équipe ?
    • En quels matériaux étaient-ils construits ?
    • Cela n’aurait-il pas été plus facile de refaire cet intérieur en studio ?
    • Susie, votre épouse, est mentionnée au générique, parmi les techniciens qui ont contribué aux décors…
    • Comment avez-vous donné l’impression du passage des saisons ?
    • Combien de temps a duré le tournage ?
    • Vous avez tenu à ce que le sous-titre du film, « Eine deutsche Kindergeschichte », ne soit pas traduit pour les pays non germanophones…
    • Pourquoi avoir situé l’action en 1913-1914 ?
    • La cause du comportement vengeur de certains de ces enfants semble être l’éducation protestante rigide qu’ils reçoivent…
    • Le film renvoie à tous nos doutes en matière d’éducation. Si, autrefois, l’éducation était trop rigide, depuis les années 1970, le laxisme en matière d’éducation a entraîné un relâchement des valeurs essentielles…
    • Ce qui frappe, ce sont les contradictions des personnages. Le médecin est très bien dans l’exercice de sa profession, mais dans sa vie privée…
    • Vos personnages sont tous complexes. Si l’on prend la sage-femme, interprétée par Susanne Lothar, elle n’est pas seulement la victime de son amant cynique. Elle fait preuve d’une lucidité étonnante quand elle lui dit : « Tu dois être très malheureux, pour être capable d’une telle méchanceté ! »
    • La scène de la communion aussi fonctionne sur le non-dit…
    • Comment avez-vous conçu la scène où Rudolf, le fils du médecin, apprend, de sa grande sœur Anna, l’existence de la mort ?
    • La scène devient très touchante au moment où l’enfant découvre qu’on lui a menti, en lui faisant croire que sa mère était partie pour un long voyage. Comment avez-vous dirigé le petit Miljan Chatelain, qui est désarmant ?
    • Avez-vous utilisé plusieurs caméras pour tourner cette scène ?
    • Vous saviez que Schleinzer aurait ce talent ?
    • Sans parler de cette nécessité de faire des pauses, dirigez-vous les enfants de la même manière que les acteurs adultes ?
    • Sur le registre des enfants et de la mort, il y a cette scène étrange avec Martin, le fils du pasteur, qui marche en équilibre sur le parapet d’un pont, avant d’expliquer à l’instituteur qui s’est précipité : « J’ai donné à Dieu l’occasion de me tuer. Il ne l’a pas fait. C’est donc qu’il est content de moi ! »
    • Cet appel au jugement de Dieu renvoie au texte écrit et déposé sur le corps mutilé de Karli, le fils de la sage-femme : « Car moi, le Seigneur, ton Dieu, je suis un dieu jaloux punissant la faute des pères sur les fils, sur la troisième et la quatrième génération »…
    • Vous aviez, dans un premier temps, intitulé votre film La Main droite de Dieu…
    • Pour en revenir aux méfaits, vous en étiez-vous fixé un nombre déterminé, au moment d’écrire ?
    • C’est ainsi que, parfois, vous désignez clairement un coupable, comme Klara, la fille du pasteur, qui tue l’oiseau en cage de son père, alors que, à d’autres moments, vous vous contentez d’alimenter nos soupçons en montrant, avec insistance, les enfants regroupés entre eux. Dans la scène où l’instituteur les surprend en train d’essayer de voir à l’intérieur de la maison de la sage-femme, vous nous troublez d’autant plus que le dos de l’instituteur et le portail fermé à moitié dissimulent une partie du groupe. Cette façon de nous priver de la vue entière d’une action correspond bien à votre manière de construire vos récits en nous en livrant les éléments par bribes, elles-mêmes tronquées…
    • Certains spectateurs ont pourtant prétendu que, pour eux, il n’y avait aucun doute, les enfants étaient coupables de tout…
    • En tout cas, chaque fois que l’on voit les enfants en groupe, le spectateur ressent une certaine inquiétude…
    • Le plus représentatif de cette inquiétante maturité est Leonard Proxauf, qui joue Martin, le fils aîné du pasteur. Son visage, à la fois beau et dur, exprime une sorte de colère réprimée.
    • Qui a décidé de retenir son visage pour l’affiche ?
    • De nombreux cinéphiles ont fait le rapprochement avec Le Village des damnés (The Village of the Damned), le film de Wolf Rilla, de 1960, dans lequel des enfants s’unissent pour commettre des actes répréhensibles…
    • Avec le dernier plan de votre film, vous semblez avoir voulu replacer votre histoire dans l’Histoire, en réunissant tous les personnages dans l’église, à la veille de la Première Guerre mondiale. La chorale chante l’hymne protestant composé par Luther, Ein’ feste Burg ist unser Gott…
    • Mais le fait d’avoir regroupé tous les protagonistes…
    • On se demande si le plan n’est pas imprégné d’un sentiment de culpabilité générale, mis en valeur par le lent fondu au noir…
    • Cela peut évoquer un cauchemar qui s’achève et qui nous incite à imaginer le comportement ultérieur – deux décennies plus tard – de cette génération…
    • Avec l’effet de distanciation créé par cette voix off de l’instituteur, dont le timbre de voix présuppose un certain âge, le film apparaît comme une mise en garde devant l’éventuelle réapparition d’une future nouvelle idéologie potentiellement destructrice, qui succéderait au nazisme, au stalinisme…
    • Dans la mise en scène de votre film, on retrouve une alternance qui vous est chère, de travellings fonctionnels, de champs-contrechamps classiques et de plans-séquences, qui contribue à donner un rythme quasi musical…
    • Ne pensez-vous pas que votre passion pour la musique vous aide à obtenir cette musicalité du récit ?
    • Y a-t-il des scènes pour lesquelles vous avez utilisé plusieurs caméras ?
    • D’autant que le gros plan cadré de manière frontale, pour mieux cerner l’intériorité du personnage, est une constante de votre cinéma que vous poussez à son point de perfection dans Le Ruban blanc…
    • Bergman nous apparaît justement comme une grande référence pour Le Ruban blanc. En dehors de cette utilisation des gros plans, votre film nous a semblé retrouver certains cadrages de son film de 1963, Les Communiants. Par exemple, dans la scène où le pasteur hésite à donner la communion à sa fille, ce plan poitrine de Burghart Klaussner, de face, au centre de l’image, avec, à sa droite, une grande croix légèrement floue. Les Communiants comptent-ils parmi les films de Bergman qui vous ont marqué ?
    • Les éclairages, dans Le Ruban blanc, sont impressionnants. En particulier ceux qui jouent avec l’obscurité, comme dans la séquence où Rudolf descend l’escalier et découvre son père, le médecin, pratiquant des attouchements sur sa sœur. Comment avez-vous collaboré avec Christian Berger ?
    • Vous accordez autant d’importance au son qu’à l’image. C’est flagrant dans Le Ruban blanc. En particulier dans les plans d’extérieur à la campagne, où l’on peut entendre une multitude de bruits : le vent dans les feuillages, le chant des oiseaux, les piaillements de la volaille, le bourdonnement des mouches… Comment travaillez-vous le mixage ?
    • Contrairement au tournage, l’improvisation peut donc avoir une place relativement importante au mixage ?
    • Faites-vous un storyboard pour les sons ?
    • Disposez-vous d’une banque sonore personnelle que vous utilisez d’un film à l’autre ?
    • Le mixage vous permet aussi de monter des sons, comme on monte des images, pour jouer sur la dissonance. Par exemple, dans la scène où l’instituteur joue de l’harmonium pour réconforter Eva, vous faites succéder…
    • La belle voix éraillée du narrateur, interprété en allemand par Ernst Jacobi, nous semble participer à la musicalité du film. Quelles indications lui avez-vous données ?
    • Dans la version française, nous avons été très séduits par la voix off enregistrée par Jean-Louis Trintignant.
    • Quand les personnages jouent de la musique, c’est Schubert, Schumann et Bach…
    • Nous n’avons pas encore évoqué votre récompense suprême, la Palme d’or ! Pouvez-vous nous raconter votre festival de Cannes ?
    • Le Ruban blanc a été plusieurs fois honoré, un Golden Globe, un prix européen à Berlin, coiffant toujours sur le poteau Jacques Audiard…
  • 13
    • Le hasard a voulu qu’au festival de Cannes 2012, vous vous retrouviez, avec Amour, en compétition face (entre autres cinéastes) à Jacques Audiard. Comment avez-vous vécu cette deuxième Palme d’or ?
    • En recevant votre Palme, vous avez déclaré que Amour est « un peu l’illustration de la promesse » que vous vous êtes faites, Susie et vous, au cas où l’un de vous se trouverait un jour dans la même situation que le personnage d’Emmanuelle Riva. C’est ce qui vous a décidé à entreprendre ce film ?
    • Était-elle gravement malade ?
    • Pourquoi avoir choisi d’ouvrir le film sur la mort du personnage interprété par Emmanuelle Riva ?
    • Pour Amour, vous avez opté pour le huis clos. On reste tout au long du film dans l’appartement du couple…
    • L’appartement apparaît ainsi comme une sorte de nid d’amour…
    • Alexandre, le jeune pianiste, n’est pas non plus très à l’aise face à la maladie…
    • Dans le texte de la carte postale qu’il envoie après sa visite, Alexandre a néanmoins le courage d’écrire : « C’était un moment beau et triste. » Il s’interdit d’occulter la réalité, par opposition au personnage d’Isabelle Huppert, à qui son père doit faire comprendre qu’eux n’ont pas le temps de s’occuper de son inquiétude et de ses bons sentiments. Et votre mise en scène semble aller dans ce sens : pas de temps pour les bons sentiments !
    • On entend même le personnage d’Emmanuelle Riva affirmer : « C’est beau la vie, si longtemps ! » Cette expression pourrait surprendre dans un film de Michael Haneke. Mais elle nous semble aller dans le sens d’une mutation de votre cinéma depuis Le Ruban blanc. Comme si, avec ce film plus ample, vous aviez pu commencer à introduire sinon des moments de bonheur, du moins des moments où vos personnages profitent des bons côtés de la vie.
    • Et, par là même, de complexité…
    • Oui, mais ils nous semblent plus nombreux et plus assumés dans Amour.
    • À cette réserve près que l’amour de ce couple ne laisse plus de place à un tiers, comme l’attestent les échanges avec sa fille et les visites du concierge.
    • D’où le début de la séquence du cauchemar, qui n’est pas présenté comme tel au spectateur. Trintignant croit qu’on a sonné, il va ouvrir la porte, se rend compte que l’ascenseur n’est plus là, il avance dans le couloir et tout lui paraît de plus en plus étrange. Jusqu’à ce que le couloir se remplisse d’eau et qu’une main se saisisse de sa bouche par derrière. Cette main, elle signifie l’étouffement…
    • À l’origine, il ne devait pas y avoir d’eau dans le cauchemar ?
    • Ce cauchemar était-il, dans votre esprit, un moyen de composer une sorte de rime avec la fin du film, qui relève également du rêve ?
    • Pour ce plan de fantasme, Emmanuelle Riva a-t-elle dû apprendre le piano ?
    • Que joue-t-elle ? Un morceau qui figure sur le disque d’Alexandre ?
    • Pourquoi avoir choisi Alexandre Tharaud pour incarner son ancien élève ?
    • Lors de sa visite, quand Alexandre Tharaud s’installe au piano pour jouer la Bagatelle de Beethoven, à la demande d’Emmanuelle Riva, vous interrompez la scène avant la fin du morceau…
    • Ce qui anticipe sur la scène à venir, où Riva demande à Trintignant d’arrêter le CD qui diffuse le premier Impromptu de Schubert.
    • D’où le fait que Trintignant s’arrête lui-même de jouer, dans la scène où il s’est installé au piano ?
    • Vous avez choisi des mélomanes, parce que vous l’êtes vous-même et connaissez bien ce milieu…
    • Ce que vous aviez également fait dans Lemminge, avec les deux enfants musiciens. Était-ce, pour vous, hors de question de leur envisager une autre activité professionnelle ?
    • Ce qui peut paraître troublant, c’est que, pour des gens qui ont passé toute leur vie dans la musique, on les voit assez peu en écouter.
    • De même que vous ne montrez pas directement la violence dans vos films, l’évolution de la maladie est traitée ici au moyen d’ellipses. Par exemple, l’apparition soudaine de la perfusion suggère que l’état d’Emmanuelle Riva s’est aggravé.
    • Une des qualités de votre scénario tient à l’élégance avec laquelle vous introduisez tous ces signes qui marquent l’évolution de la maladie.
    • Cette approche réaliste des objets est nécessaire pour rendre crédible le développement de la maladie. Mais vous réussissez chaque fois à leur conférer un intérêt dramaturgique…
    • Avant de rédiger votre scénario, vous avez dû dresser une liste des différents moments du quotidien que vit une personne victime d’une attaque cérébrale ?
    • Dans cette évocation de l’avancée inexorable de la maladie, vous introduisez deux séquences de montage, qui se présentent sous la forme de suites de plans fixes, sans les personnages : l’une sur l’appartement désert, l’autre sur des tableaux. Pourquoi ?
    • Ces tableaux sont-ils bien ceux qui décorent l’appartement du couple ?
    • Était-ce pour offrir un contrepoint à l’impossibilité des personnages d’échapper à leur condition ? Comme dans Le Septième Continent, où l’on ne voyait le ciel que sur les photos ?
    • Vous venez de citer votre décorateur pour ce film, Jean-Vincent Puzos. Pourquoi ne pas avoir repris Christoph Kanter ?
    • Dans Amour, son décor est d’un réalisme phénoménal !
    • Tout semble fonctionner réellement dans ce décor…
    • Dans le salon, il y a de nombreuses photographies. Que représentent-elles ?
    • Comment avez-vous décidé de l’agencement des pièces dans l’appartement ?
    • Pourriez-vous nous en donner des exemples concrets ?
    • Votre décorateur n’a-t-il pas attiré votre attention sur d’éventuelles différences de structure ou de style entre les appartements bourgeois parisiens et votre modèle autrichien ?
    • Mais ce choix de reproduire avec tant de précision l’appartement de vos parents, vous ne l’avez pas opéré seulement par commodité. Raconter cette histoire-là dans pareil décor n’est pas neutre…
    • … que vous avez confortées en mettant vos propres souvenirs dans la bouche de Jean-Louis Trintignant, comme celui de la colonie de vacances…
    • Le thème du suicide revient souvent dans vos films, mais là vous l’abordez sous l’angle de l’euthanasie…
    • D’où la nécessité de tourner cette scène en un plan-séquence, d’un seul mouvement. Quand le mari saisit l’oreiller, c’est un véritable acte d’amour. Il a enfin accepté de lui accorder ce qu’elle demandait…
    • Certes, mais vous nous y invitez, en nous montrant un très beau geste d’amour. Quand Trintignant étouffe sa femme avec l’oreiller, il plonge sa propre tête dans le coussin, autant pour augmenter l’efficacité de son geste que pour offrir à sa femme un dernier câlin.
    • Comment avez-vous travaillé la lumière avec Darius Khondji, votre directeur de la photographie ?
    • Avez-vous fait des essais sur le choix de la caméra ?
    • Quelle importance accordez-vous à cette étape de l’étalonnage ?
    • Dans Amour, toute votre mise en scène est articulée autour de votre merveilleux duo de comédiens. Saviez-vous qu’ils avaient déjà travaillé ensemble ?
    • Pouvez-vous nous dire pourquoi vous teniez tant à tourner avec Jean-Louis Trintignant ?
    • Les gros plans soulignent bien ce travail du temps sur son visage. Vers la fin du film, ils vont jusqu’à mettre en relief les poils mal rasés de sa barbe…
    • Et comment avez-vous choisi Emmanuelle Riva ?
    • Quelle scène du film lui avez-vous donnée à jouer pour l’audition ?
    • Quand vous leur avez présenté le projet, Trintignant et Riva ont-ils eu quelques réticences devant ce qu’ils allaient devoir faire ?
    • De votre côté, vous avez veillé à cadrer la scène de manière pudique, en interposant le corps de l’aide-soignante, tout en laissant voir qu’Emmanuelle Riva est entièrement nue.
    • Justement, ce titre, Amour, a-t-il été difficile à trouver ?
    • Comment avez-vous travaillé avec Jean-Louis Trintignant ? Avez-vous fait beaucoup de prises ?
    • Quelles indications avez-vous données à Trintignant quand il essaie d’attraper le pigeon avec la couverture ?
    • La caresse qu’il prodigue à la main de sa femme, quand il lui raconte son souvenir de colonie de vacances, rappelle son geste avec le pigeon…
    • Le pigeon intervient à deux reprises : une première fois, Trintignant parvient à le faire s’envoler par la fenêtre ; la seconde, il ferme toutes les issues et s’efforce de l’attraper. Peut-on penser qu’il représente le retour de la mort ?
    • La fin nous paraît quand même limpide. Quand on fait le lien avec le début du film, il n’y a pas beaucoup d’interprétations possibles…
    • Pour nous, ce qui est sûr, c’est que, après avoir exaucé le vœu de sa femme, Georges n’a plus qu’à la rejoindre en imagination dans la cuisine, où il la retrouve plus jeune et en bonne santé, avant de partir avec elle. C’est le début d’une nouvelle union, celle de l’amour et de la mort…
    • Il y a aussi la serrure de leur appartement qu’ils découvrent fracturée à leur retour du concert. C’est a priori un événement sans importance, car ils n’ont pas été cambriolés. Néanmoins, c’est leur bonheur qui est attaqué. Le spectateur peut faire le lien avec le plan d’ouverture, lorsque les pompiers défoncent leur porte d’entrée. Et rétroactivement avec l’attaque cérébrale…
    • Toutes les scènes d’Amour s’enchaînent merveilleusement. Mais nous, qui avons suivi votre travail sur ce film, savons combien sa genèse a été compliquée. À un moment, vous vous êtes senti tellement bloqué dans l’écriture que vous avez carrément abandonné le scénario pour passer à un autre projet. Qu’est-ce qui s’est passé ?
    • Et maintenant, avez-vous repris ce projet de scénario qui vous a servi à vous débloquer pour Amour ?
  • Filmographie
    • 1974
      • Und was kommt danach… (TV)/Et après ? / After Liverpool
    • 1975
      • Sperrmüll (TV)
    • 1976
      • Drei Wege zum See (TV)/Trois Chemins vers le lac / Three Paths to the Lake
    • 1979
      • Lemminge (TV) / Lemmings
        • PREMIÈRE PARTIE : Arkadien / Arcadie / Arcades
        • SECONDE PARTIE : Verletzungen / Blessures / Injuries
    • 1982
      • Variation oder « Daß es Utopien gibt, weiß ich selber ! » (TV) / Variation ou « Les utopies existent, je le sais bien ! » / Variation or « Utopias exist – yes, I know »
    • 1984
      • Wer war Edgar Allan ? (TV) / Qui était Edgar Allan ? / Who was Edgar Allan ?
    • 1985
      • Fraulein–Ein deutsches Melodram (TV) /Mademoiselle–Un mélodrame allemand / Fraulein
    • 1989
      • Der Siebente Kontinent / Le Septième Continent / The Seventh Continent
    • 1991
      • Nachruf für einen Mörder (TV) / Nécrologie pour un meurtrier
    • 1992
      • Benny’s Video
    • 1993
      • Die Rebellion (TV)  / La Rébellion
    • 1994
      • 71 Fragmente einer Chronologie des Zufalls / 71 Fragments d’une chronologie du hasard / 71 Fragments of a Chronology of Chance
    • 1995
      • Lumière et Compagnie
    • 1996
      • Das Schloß (TV) / Le Château / The Castle
    • 1997
      • Funny Games
    • 2000
      • Code inconnu. Récit incomplet de divers voyages
    • 2001
      • Die Klavierspielerin / La Pianiste / The Piano Teacher
    • 2003
      • Wolfzeit / Le Temps du loup / Time of the Wolf
    • 2005
      • Caché / Hidden
    • 2008
      • Funny Games US
    • 2009
      • Das weiße Band. Eine deutsche Kindergeschichte / Le Ruban blanc. Une histoire allemande d’enfants / The White Ribbon
    • 2012
      • Amour / Liebe / Love
  • Bibliographie
    • Ouvrages principaux
    • Articles de Michael Haneke
    • Scénarios publiés
  • Crédits photographiques
  • Remerciements
  • Index
    • A
    • B
    • C
    • D
    • E
    • F
    • G
    • H
    • I
    • J
    • K
    • L
    • M
    • N
    • O
    • P
    • R
    • S
    • T
    • U
    • V
    • W
    • Z

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