Les Morts de notre vie : Avec les témoignages de Juliette Binoche, Christian Bobin, Catherine Clément, Philippe Labro, Daniel Mesguich, Edgar Morin, Amélie Nothomb Damien Le Guay

Résumé

Quand il faut évoquer la mort, nous savons que... nous ne savons rien. Quand il nous faut parler des morts de notre vie - qui vivent encore en nous, habitent notre coeur -, les mots nous manquent. De cette perte, de la mort même, nous préférons ne pas parler. Et pourtant, les absents n'en finissent pas d'être présents. Nous en sommes les gardiens fidèles. A travers les entretiens qu'elles ont accordés à Damien Le Guay et Jean-Philippe de Tonnac, sept personnalités acceptent ici de témoigner. Juliette Binoche, Christian Bobin, Catherine Clément, Philippe Labro, Daniel Mesguich, Edgar Morin et Amélie Nothomb nous livrent avec profondeur et générosité leurs sentiments intimes, leurs croyances ou leur incroyance, leur philosophie de la vie. Au-delà des chagrins, des douleurs, ils disent tous le lien vital qui les relie à leurs morts - les morts de leur vie. L'extraordinaire diversité de ces paroles nous invite au partage pour être plus vivants.

Auteur  :
Le Guay, Damien
Contributeur  :
De Tonnac, Jean-Philippe
Éditeur :
Paris, Editions Albin Michel,
Genre :
Témoignage
Langue :
français.
Description du livre original :
1 vol. (288 p.) ; 23 cm
ISBN :
9782226319203.
Domaine public :
Non
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Table des matières

    • La mort, en nous blessant, nous met au monde…
  • AMÉLIE NOTHOMB
      • Vous allez vous recueillir sur sa tombe ?
      • Vous avez l’impression qu’il est en vous ou bien ailleurs, quelque part ailleurs ? Où serait-il pour que vous puissiez dialoguer avec ce qui reste de lui, autrement ?
      • Vouliez-vous vous relier également avec d’autres personnes disparues ?
      • Comment s’est manifesté ce « mauvais mort » durant vos jours amazoniens ? Que vous disait-il ?
      • L’homme que vous avez aimé semble vivre toujours en vous et par vous. Comment pourriez-vous décrire cette relation que vous entretenez encore aujourd’hui avec lui ?
      • Quel enseignement en avez-vous tiré qui pourrait aider ceux qui traversent de semblables épreuves ?
      • Ce bon mort, par opposition au mauvais mort, diriez-vous qu’il est votre ange protecteur ?
      • L’expérience de l’ayahuasca a-t-elle constitué, pour vous, une nouvelle expérience ou vision de la mort ? Pour vous ou pour celles des personnes que vous avez perdues ?
      • Revenons à ce panthéon intime où se côtoient les bons et les mauvais morts. Diriez-vous qu’il y a aussi, en lui, des écrivains qui vous ont particulièrement touchée, influencée, enseignée ?
      • Balzac est le seul écrivain auquel vous rendiez visite ?
      • L’expérience amazonienne vous permet-elle de mieux appréhender l’idée de la disparition de vos êtres les plus chers ? Vous a-t-elle un peu préparée à ces échéances ?
      • Vous évoquez quelque part une photo de Juliette et vous, enfants, une des photos auxquelles vous êtes le plus attachée, avez-vous dit. Vous êtes sur une plage, au Japon, vous la regardez avec une admiration sans borne…
      • Donc vous dialoguez avec Dieu ?
      • Quelle relation existe-t-il entre ce qui parle en vous, « Dieu » qui vous parle d’une manière continue depuis votre plus tendre enfance, ces êtres qui ne sont plus et les mondes que vous inventez en tant qu’écrivain et qui, eux aussi, viennent de vous, d’une voix intérieure, inconsciente ?
      • Nous aimerions parler maintenant avec vous de l’idée du suicide. Cette idée revient très souvent dans votre œuvre. Vous dites par exemple que l’anorexie que vous avez traversée à l’adolescence était une « forme de suicide ». Mais vous parlez aussi des innombrables fois où vous avez manqué, enfant, vous noyer et comment chaque fois vous en avez réchappé.
      • Vous aimez aujourd’hui votre corps ?
      • Diriez-vous que vous êtes un corps ?
      • Pour revenir aux souvenirs de ces « petites morts » vécues lorsque vous étiez enfant, à ceux de votre anorexie, diriez-vous que ce « goût de la mort », si on peut dire les choses ainsi, a toujours été présent chez vous ?
      • Savez-vous qui Balzac a appelé à l’article de la mort, avant de mourir ? Le docteur Bianchon. « Son » médecin. Celui qu’il avait fait naître dans La Comédie humaine. Lui seul pouvait le sauver. Lui seul le sauva. Le sauveur qu’il appelait sur son lit de mort n’était pas dans la vie réelle mais dans son œuvre.
      • Vous avez fait état d’une curiosité pour la mort, approchée, frôlée bien souvent. Peut-on parler d’une « fascination » ?
      • Pensez-vous que cette expérience de mourir, si elle est cette « expérience passionnante » dont vous parlez, ait la même signification, la même valeur selon qu’on décide de se donner la mort ou que la mort vienne, doucement, et finisse par vous enlever à la vie ?
      • Comment apprivoisez-vous aujourd’hui l’idée de votre propre fin, de votre propre mort ?
      • En même temps, pour l’écrivain que vous êtes, il y a l’idée de terminer une œuvre, que la mort n’arrive pas trop vite, non ?
      • À côté de vos livres existe aussi votre correspondance. N’aidez-vous pas, par les innombrables lettres auxquelles vous prenez le temps de répondre – celles que nous voyons ici, qui s’empilent tout autour de nous –, vos lecteurs et lectrices qui se confient à vous ? Cet immense travail de tous les jours ne vous donne-t-il pas des raisons supplémentaires de vivre ? Comment pourrait-on douter que votre œuvre n’ait été utile à ces êtres qui vous écrivent et à qui vous répondez ?
      • Vous avez tué beaucoup de monde de façon imaginaire, dans vos romans, mais certainement pas encore autant que le communisme !
      • Lorsque vous pensez à votre mort, avez-vous déjà pris des décisions quant au « destin » de votre corps mort ? Disons-le autrement : entre l’inhumation, ce corps à corps avec la terre, et la crémation, ce passage par la flamme, avez-vous déjà indiqué des préférences ? Et d’une manière générale, existe-t-il, selon vous, une différence de signification entre les deux procédés ?
      • Savez-vous qu’en France, le choix de la crémation est passé de 2 % en 1990 à 35 % aujourd’hui ? Cette évolution majeure s’est faite sans aucun argument religieux, métaphysique ou spirituel explicite. Comment ressentez-vous ce changement à l’œuvre dans nos sociétés – en France mais aussi ailleurs ?
      • Si les Français font le choix aujourd’hui de la crémation, c’est en effet d’abord, disent-ils lorsqu’on les interroge, pour ne pas peser sur ceux qui leur survivront, pour ne pas peser sur la terre. Considérez-vous qu’il y ait quelque chose de spirituel dans le corps, quelque chose qui survivrait à la mort, qui serait toujours présent ?
      • En même temps, il est important de se souvenir que lorsque les « petits vers » (et pourvu en effet qu’ils nous trouvent délicieux !) auront fait leur travail, demeurera dans la terre un corps osseux et ce pour bien longtemps. Ces corps si « nécessaires » à l’archéologie quand elle reconstitue notre lointain passé. Le feu, lui, ne fait pas la part des choses.
      • Si on repense aux écrivains sur la tombe desquels vous allez vous recueillir, il est probable qu’ils soient, les uns et les autres, cent ou deux cents ans après leur mort, à l’état de squelettes.
      • Vos propos apaisés donneraient presque l’envie de se réconcilier avec sa propre mort.
      • Vous ne faites pas transparaître ce même optimisme dans vos romans, plus sombres, plus « gothiques ». Est-ce à dire que vous avez deux optimismes ou que vous êtes différente selon que vous êtes romancière ou épistolière ?
      • Parlons, si cela ne vous dérange pas trop, de votre enterrement. Pour ce dernier jour, le jour où vous donnerez pour la dernière fois rendez-vous à vos proches, à vos lecteurs, qui les accueillera ? Un prêtre, un chamane, un acteur prêt à lire des extraits de votre œuvre ?
  • EDGAR MORIN
      • Si, au lieu de vous déposséder de cette mort et vous condamner à la solitude de ceux qui ne peuvent partager leur chagrin, votre père vous avait convié aux funérailles de votre mère, pensez-vous que votre adolescence, que votre destin d’homme et de chercheur eussent été différents ?
      • Comment, en dehors de cette manifestation de votre mère Luna au moment de la pleine lune, avez-vous pu supporter seul ce chagrin immense, inconsolable ?
      • Vous expliquiez d’ailleurs à l’instant que la recherche entreprise sur la mort dans les années 1950 était directement liée à cette mort que votre environnement familial vous avait condamné à refouler.
      • Quel fut le destin de votre livre et d’abord comment votre éditeur l’accueillit-il ?
      • Revenons-en à cette blessure de l’enfance. Cette défiance à l’égard du père qui cache, qui soustrait en croyant bien faire, combien de temps la lui avez-vous manifestée ? Avez-vous réussi à lui pardonner et lui à comprendre qu’en croyant vous protéger il vous avait rendu ce deuil proprement infernal ?
      • N’aviez-vous pas, d’une autre manière, vécu cette psychanalyse en travaillant, solitaire, comme vous nous l’avez expliqué, à la rédaction de votre essai sur la mort dans les cultures ?
      • Diriez-vous qu’à partir du moment où vous ne pouviez pas penser à votre mère à un endroit précis, penser au lieu de son inhumation, vous rendre sur sa tombe, elle est venue hanter vos rêves et peut-être votre vie ?
      • Vous racontez dans Mon chemin que vous n’avez été que deux fois sur la tombe de votre mère, presque par accident, et qu’une autre fois, lorsqu’une équipe de télévision mexicaine vous a demandé de lui en indiquer l’emplacement, vous n’avez plus été en mesure d’en retrouver l’endroit.
      • Est-ce à dire que pour vous, la tombe, la localisation du corps du défunt, ce n’est pas quelque chose d’essentiel dans la relation que vous entretenez avec vos morts ?
      • Avez-vous souvenir d’une cérémonie de funérailles en particulier qui ait favorisé cette communion dont vous parlez ?
      • À quelles conditions pouvons-nous recréer cette sacralité qui vous semble absente des cérémonies funéraires contemporaines ?
      • Comment définiriez-vous le rite ?
      • Pourquoi les modernes sont-ils si peu inventifs dans le domaine du rituel et précisément pour tout ce qui touche aux fins dernières ?
      • Comment conversez-vous avec vos chers disparus ? Comment sont-ils présents ?
      • Quels sont ceux de ces chers disparus qui vous habitent avec une grande intensité ?
      • Est-ce qu’il vous est arrivé de concevoir que ces êtres sont présents d’une autre manière qu’au travers de vos souvenirs ? Ces morts ont-ils pour vous une existence en dehors de vous ?
      • Vous avez consacré un livre à Edwige, votre « citadelle », vous en avez consacré aussi un à votre père après sa mort, Vidal et les siens. Est-ce qu’il y a là une manière non seulement de leur rendre hommage mais peut-être de leur élever une sorte de mausolée ?
      • Quand nos contemporains enterrent leurs morts presque en catimini, pour passer le plus rapidement possible à autre chose, vous, vous prenez le temps des adieux. Vous leur dressez des mausolées de papier. D’où vous vient cette attention à vos morts ?
      • Nous nous sommes rendu compte à travers cet échange combien les rêves ont compté dans votre vie, combien vous les percevez comme des sortes d’instances de dialogue et en quelque sorte de réparation. Pourriez-vous considérer, à l’exemple de quelqu’un comme Gérard de Nerval, que le rêve n’est pas tant le lieu d’une remémoration fantasmatique de ce que nous avons vécu et que nous revivons dans la nuit, que celui d’une rencontre ?
      • Comment appréhendez-vous l’idée de votre propre disparition ?
      • Pourquoi « brutalement » ?
      • Sans être ce « vieux sage » qui dit qu’il est temps pour lui de prendre congé, puisque vous êtes encore porteur de projets, vous regardez votre propre mort avec une sorte de calme voire de sagesse qui force le respect.
      • Avez-vous pris des dispositions s’agissant de la cérémonie de vos funérailles ?
      • Vous avez laissé entendre dans vos publications une certaine aversion pour la crémation. Est-ce que vous pouvez vous en expliquer ?
  • PHILIPPE LABRO
      • Vous évoquez vos parents. Rappelons, pour ceux qui ne la connaîtraient pas, cette situation extraordinaire de votre jeunesse : cette villa, durant la guerre, à Montauban, avec les nazis au premier étage et des juifs que vos parents cachaient au sous-sol. Vous avez raconté ailleurs que vos parents avaient été d’une discrétion exemplaire. Il a fallu, des années après, que vous interveniez pour qu’ils soient reconnus « Justes parmi les nations ». Quel est le degré de gratitude ou d’admiration que vous avez à leur égard ? À l’égard de votre père, parti bien plus tôt que votre mère ?
      • Votre père est décédé il y a déjà longtemps. Votre mère, elle, est morte très récemment, à presque cent ans. Diriez-vous d’eux qu’ils sont des présences quotidiennes ? Leur parlez-vous ?
      • Vous rendez-vous sur leur tombe ?
      • Un thème revient dans vos livres : le suicide. Il est même présent dans chacun de vos livres, d’une manière ou d’une autre. Et dans la liste de vos morts, ceux qui apparaissent à l’hôpital Cochin au cours de votre « traversée », les suicidés sont en grand nombre. S’agit-il d’une obsession, d’une interrogation, d’une suite de malchances ?
      • Vous faites dans La Traversée une présentation de ces personnes qui « se tiennent en un seul rang, tranquilles, debout dans leurs habits coutumiers, souriants et immobiles ». Vous évoquez Valdo, suicidé à Paris, Jean-Pierre Melville, le cinéaste, mort dans vos bras, Max, lui aussi suicidé, Jean-François, assassiné à Alger, votre père, mort sous vos yeux, Jude, suicidée aussi, Dick, mort dans un accident, Boby, mort à l’hôpital. Pourquoi ceux-là ?
      • Dans votre livre vous vous interrogez : « Ai-je fait ce qu’il fallait ? Ai-je été assez présent pour éviter que cela ne se produise ? » Vous interrogez autrement dit votre propre responsabilité face au suicide de vos proches.
      • Venons-en à ce moment évoqué dans La Traversée, ce moment où vous frôlez la mort de près, du plus près possible, où vous faites cette expérience d’un aller-retour, d’une sortie de votre corps. Comment qualifier cette expérience ? Comment en rendre compte ?
      • Comment vous définiriez-vous d’un point de vue religieux ?
      • Tout se passe comme si le Philippe Labro écrivain regardait par-dessus l’épaule du Philippe Labro homme de chair et d’os, de dépression et de maladie. Le premier remet en perspective, donne un souffle, fait des choix d’écriture, quand le second se souvient de ses souffrances, les accepte, ne les cache pas, les laisse l’enseigner.
      • Dans l’histoire de cette dépression mortifère, à un moment précis, le réconfort a semblé fondre comme neige au soleil : en un instant, vous avez voulu en finir et « prendre » votre vie.
      • Avez-vous le sentiment d’avoir une chance absolue pour avoir tant et tant de fois échappé à la mort, à cette rencontre avec la « dame en noir » ?
      • Avez-vous alors, après ces épreuves, davantage pensé à la mort ?
      • Ces expériences des extrêmes vous ont pacifié. Cette paix intérieure acquise, conquise est traduite par la citation que vous placez à la fin du Flûtiste invisible, attribuée au poète chinois Su Dongpo (cité par Simon Leys) : « À quoi comparerais-je la vie humaine ? Il faut la comparer à une oie sauvage qui interrompt son vol pour se poser un instant sur la neige. Elle y laisse l’empreinte de ses pattes, puis s’envole on ne sait où. »
      • Pouvons-nous aborder à présent un point plus délicat de ces entretiens : avez-vous déjà évoqué concrètement avec vos proches la question de votre mort ? Si c’est le cas, comment anticipez-vous ce moment ?
      • Avez-vous fait déjà pour vous-même le choix de l’inhumation ou de la crémation ?
      • Diriez-vous que le regard des autres sur vous a changé lorsque vous avez avoué vos faiblesses, lorsque vous avez raconté ces expériences de frôlement de la mort ?
  • CATHERINE CLÉMENT
      • Quel rapport avez-vous avec vos morts, ceux qui vous habitent, ceux qui vous hantent parfois, voire ceux qui vous causent toujours du chagrin quand bien même ils sont morts il y a très longtemps ? Il s’agit de comprendre cette mémoire douloureuse qui est celle qui généralement est en prise avec ceux que nous avons perdus.
      • Avez-vous connu vos grands-parents ?
      • Pouvez-vous évoquer votre visite à Auschwitz ?
      • Vous saviez pourtant déjà que vos grands-parents étaient morts à Auschwitz et dans quelles conditions. La visite des camps a donc été un traumatisme ajouté au traumatisme.
      • Vous avez dit à propos de la mort de vos grands-parents que cela avait été une « chance » – chance de les savoir morts. Pouvez-vous nous aider à mieux comprendre cela ?
      • Diriez-vous que vos grands-parents juifs ont hanté votre mémoire ?
      • Votre frère Jérôme Clément rapporte ces épisodes dans Plus tard, tu comprendras, mais de manière sensiblement différente…
      • Vous arrive-t-il de penser à la manière dont ils sont morts ?
      • Qu’est-ce qui vous le fait penser ? Vous n’avez pas évoqué cette hypothèse dans votre livre de souvenirs, Mémoire.
      • S’il s’agit d’un suicide, le mettez-vous en lien avec la souffrance d’avoir perdu ses parents dans les camps ?
      • Vous dites que vos grands-parents ne sont pas morts. Quand les gens ne meurent pas, ils sont soit des anges, soit des fantômes. Comment les voyez-vous ?
      • Vous voulez dire que votre compréhension des rituels de mort en Afrique et en Inde vous a aidée pour ce travail de fabrication de vos grands-parents morts ?
      • Pourquoi, alors que vous êtes libre de toute croyance, de toute appartenance à une Église ou une synagogue, accordez-vous tant d’importance aux rites ?
      • Mais pourquoi, pardonnez-nous d’y insister, cette conviction relative à l’efficacité des rites ?
      • L’expérience du danger vous fait comprendre l’importance et la nécessité de la ritualité. Comment comprendre cette nécessité alors même que vous n’avez pas la foi ?
      • Le rite est collectif. Il « fait d’un tas un tout », dit Régis Debray. Il s’oppose à l’individualisme qui s’est imposé partout.
      • Mais les rites existent déjà, surtout dans les religions constituées et en particulier les chrétiennes…
      • Vous-même, vous définiriez-vous plutôt comme agnostique ou comme athée ?
      • Vous avez parlé de la mort et peut-être du suicide de votre mère. Comment votre père est-il parti ?
      • Vous avez perdu votre compagnon André Lewin en octobre 2012. Comment supportez-vous sa disparition ?
      • Vous dites qu’il fut aussi votre premier lecteur et qu’il lisait tout ce que vous aviez écrit pendant la nuit…
      • Comment avez-vous organisé les funérailles de votre compagnon ?
      • Pouvons-nous vous demander pourquoi ?
      • La crémation ne réactivait-elle pas le souvenir de la disparition de vos grands-parents à Auschwitz ?
      • Comment définiriez-vous le deuil ? Que dire de ce qui s’en va, part, nous quitte ?
      • Comment comprenez-vous que vous somatisiez à ce point la mort de vos êtres chers – celle de vos grands-parents comme celle de votre compagnon ?
      • Cela va à l’encontre des évolutions que nous constatons. Les statistiques montrent que dans la majorité des cas, les personnes précisent par un contrat obsèques ce que sont leurs volontés en matière de funérailles. Les enfants et les proches sont dépossédés de ces choix.
      • Trois statistiques disent ces évolutions : 35 % des personnes qui meurent font en France l’objet d’une crémation ; 35 % des personnes qui meurent passent par un thanatopracteur ; enfin 50 % des personnes qui ont pris des directives s’agissant de leur mort ont signé un contrat obsèques. Les enfants sont de plus en plus mis de côté.
      • Vous avez été dans une proximité intellectuelle très étroite avec quelques-unes des grandes figures de l’intelligentsia française, notamment Vladimir Jankélévitch, Claude Lévi-Strauss ou Jacques Lacan. Leurs disparitions ont-elles constitué pour vous une épreuve particulière ?
      • Parce que nous n’avons pas osé penser que le dessus d’un crâne pouvait se trouver sur la table de votre salon. Comment aurions-nous pu ?…
      • Nous imaginons très bien que le fait de ne pas avoir remarqué cette calotte crânienne, nous qui venons vous interroger sur la mort, ne fait pas très bon effet…
      • Vous ne pensez donc pas à votre mort ?
      • Vous considérez qu’il est nécessaire de dire la vérité à quelqu’un qui va mourir ?
      • Pourquoi la mort vous est-elle si familière ?
      • À propos de votre mort, même si vous ne voulez pas y songer, opterez-vous pour l’inhumation ou la crémation ?
      • Vous disiez dans votre livre de Mémoires que vous espériez qu’un rabbin pourrait venir réciter le kaddish sur votre tombe de manière à réconcilier vos deux traditions. Vous le pensez encore ?
  • DANIEL MESGUICH
      • Quel est le souvenir que vous avez de « vos » morts ? Quel lien entretenez-vous avec eux ? Quelle familiarité avez-vous avec eux ?
      • Depuis la disparition de vos parents, avez-vous eu le sentiment d’entretenir un « commerce » particulier avec vos « morts essentiels » ?
      • Vos parents étaient-ils religieux ?
      • Votre père vous regarde plus que vous ne l’entendez. Vous hante-t-il – lui qui avait le sentiment d’être hanté par la présence de morts, d’esprits ?
      • Vous dites que pendant les six mois qui ont suivi la mort de votre mère, le monde est resté incertain, trouble. Pouvez-vous nous parler de cette absence pendant ces six mois et de cette absence depuis vingt ans ?
      • Avez-vous le sentiment d’avoir une dette à l’égard de vos parents ?
      • Y a-t-il un lien entre ce sentiment d’être un héritier de ces morts, d’être venu après d’autres et ce déracinement que vous avez connu quand, à dix ans, vous avez dû quitter Alger, votre paradis d’enfance ?
      • Et pour vos amis disparus, vos maîtres disparus, vos aînés du théâtre disparus ?
      • Et puis quand on fait du théâtre, ne se moque-t-on pas de la mort ? On joue avec elle, on la mime et, à la fin, on se relève, on sait qu’on va se relever.
      • Cette capacité à pouvoir parler de la mort au théâtre, à mettre des mots sur le deuil a-t-elle été pour vous une aide vis-à-vis de la mort de vos parents et de votre mère en particulier ?
      • Venons-en aux cérémonies, aux obsèques de vos « grands morts ». Comment les avez-vous vécues ?
      • Venons-en à la crémation. Qu’en pensez-vous ? Comment avez-vous réagi quand certains de vos amis ont fait ce choix ?
      • Pensez-vous à votre mort ? Y pensez-vous souvent ?
      • Vous êtes un homme en dialogue avec les grands textes. Un auteur vous aide-t-il à supporter la mort ? La lecture d’un livre vous revient-elle en tête et que vous permet-elle de « supporter » ?
      • Avez-vous jamais frôlé la mort, d’une manière ou d’une autre ?
      • Est-il possible qu’à l’approche de la mort vous puissiez vous intéresser de manière active au judaïsme ?
      • Est-ce à dire que vous en avez peur ?
      • Et pour votre propre mort, qu’envisagez-vous ? Avez-vous pris des dispositions, même si vous n’avez pas fait de testament ?
      • Que voudriez-vous qu’on dise de vous le jour où vous ne serez plus là ?
  • CHRISTIAN BOBIN
      • Débutons par les morts de votre vie, ceux qui sont là, avec vous, en vous. Quels sont-ils ? Comment sont-ils présents ? Que leur devez-vous encore aujourd’hui ?
      • Comment, encore aujourd’hui, vivez-vous avec ces morts pour partie absents et pour partie présents ?
      • À propos de la mort de votre père, vous dites qu’elle n’a jamais eu lieu. Comment pourriez-vous nous faire mieux comprendre cette présence par-delà la mort ou cette absence de mort ?
      • Est-ce que ces morts si présents en vous, vous leur parlez ? Est-ce qu’il existe un autre dialogue avec eux que la mort aurait initié ?
      • Mais ces morts qui jaillissent par inadvertance, dans les interstices, où sont-ils ? Dans la chambre secrète dont vous parliez, cette chambre inaccessible à la mort, ou bien sont-ils ailleurs ?
      • La poésie serait la possibilité offerte à ces paroles des bords du monde, des confins de la vie, murmurées ou non, de se prolonger en conservant leur part de subtilité et de secret ?
      • De quelle manière ce travail d’écriture est-il en lien avec ce travail de résurrection dont vous parlez ?
      • Il y a un accès à autre chose…
      • Vos propos sont-ils portés par la foi, la foi enracinée dans l’espérance, la foi enracinée en Dieu ?
      • Si vos expériences fondatrices ne s’originent pas dans cette enfance où vous alliez à la messe, est-ce qu’elles s’enracinent dans une terre, une foi et un ciel chrétiens ? Est-ce que cela a une signification ou bien est-ce peu important de qualifier les choses ?
      • Comment qualifieriez-vous cette dette que vous avez à l’égard de votre père, cette dette infinie ? Diriez-vous que c’est une dette de reconnaissance, de mémoire, de corps – la voix, le visage qui ressemblent à ceux de votre père ?
      • Est-ce qu’à travers cette dette infinie, cet héritage que vous dites, vous cherchez à prendre soin de lui comme lui-même prenait soin de ceux qui venaient à lui, fussent-ils « disgracieux », maltraités par la vie ?
      • Comment pouvez-vous dire plus précisément ce lien que vous suggérez entre la fragilité et ce à quoi la mort nous ouvre, entre la vie et ce qui n’est plus la vie ?
      • Est-ce qu’il existe une distance dans laquelle nous nous tiendrions par rapport à la mort, une distance qui varierait en fonction des âges de notre vie, des épreuves que nous traversons, de la bonne ou de la mauvaise fortune ?
      • La clarté vient par l’obscurité, dites-vous. Le risque, pour vous, n’est-il pas de tomber dans cette « maison des ténèbres » évoquée plus haut ?
      • Est-ce qu’il existe en vous, avec vous, un ange qui vous empêche d’être rattrapé par la mélancolie et d’être par elle arrêté, enfermé dans cette maison des ténèbres ?
      • Vous vous sentez contemporain de poètes chinois ayant vécu il y a fort longtemps, et en même temps vous constatez qu’une vie est effroyablement brève. Comment évaluez-vous le temps de votre vie ?
      • Avez-vous déjà pensé au monde sans vous, le monde après votre disparition ? Cette pensée a-t-elle été source d’angoisse ?
      • Vous ne la redoutez donc pas ?
      • C’est la pensée que quelque chose de vous va survivre qui vous rassure ?
      • Il vous arrive de penser que vous serez un jour dans un cimetière ? Si jamais c’est dans un cimetière que vous voulez vivre votre mort…
      • Vous avez pensé à une formule à inscrire sur votre tombe ?
      • Votre pensée de la mort, de votre mort, est-elle attachée à un lieu ?
      • Vous avez une relation particulière avec les cimetières ? À quelles occasions vous y rendez-vous ?
      • Est-ce qu’il serait important pour vous de rassembler avant de partir ceux que vous aimez, ceux qui vous aiment, ceux qui comptent sur vous, ceux qui vous survivront d’une façon ou d’une autre, afin de pouvoir avec eux converser, réparer peut-être, dire quelque chose ou ne pas dire ?
  • JULIETTE BINOCHE
      • Nous avons été profondément touchés par les gestes de ritualité à partir de l’eau, à partir de la terre, que vous accomplissez sur le corps de Polynice. Comment avez-vous imaginé cette scène ?
      • Vous n’avez pas retenu la pièce pour le Passeur ?
      • Le corps de Polynice est montré couvert de sang et de blessures…
      • Ces blessures rappellent que Polynice s’est battu contre la cité de Thèbes, qu’il est mort au cours d’un combat fratricide contre Étéocle, et que c’est cette opposition qu’il a menée qui lui vaut d’être privé de sépulture. En même temps ces blessures appellent les gestes de réparation que vous accomplissez sur son corps, ce baume que vous répandez sur lui, cette compassion plus forte que la loi des hommes.
      • Le corps de Polynice que vous lavez, purifiez, finit par descendre dans les profondeurs de la scène et par disparaître. Ce dispositif avec ces modifications ont-ils été demandés par vous ?
      • La force des gestes sacrés qu’Antigone accomplit pour honorer son frère mort ne vient-elle pas de ce qu’ils sont reliés à l’idée de son sacrifice – celui qu’elle accepte implicitement en refusant la loi des hommes au profit de ces « lois non écrites » et qui viennent d’ailleurs ?
      • Au moment de mourir, toute vie est-elle égale à une autre vie ?
      • La position de Créon est évidemment contraire. Pour lui, le jugement prononcé à l’égard d’un homme se prolonge sur son cadavre, s’accroche à lui. S’il n’y a pas de pardon pour le vivant jugé coupable, il ne peut y en avoir pour le mort qu’il devient.
      • Ce sont ces raisons qui vous ont amenée à vouloir incarner le rôle d’Antigone ?
      • Parlons un peu de vous et de votre relation personnelle avec les morts. Occupent-ils une place particulière dans votre propre vie ?
      • Avez-vous été en situation à cet âge ou plus tard de devoir participer malheureusement aux cérémonies de funérailles pour l’un de vos proches ?
      • Pouvez-vous nous dire dans quelles circonstances ?
      • Et pour votre autre grand-mère ?
      • Quelle ressource avez-vous trouvée face à la perte d’un être qui compte tant ? Comment fait-on son deuil ?
      • Lorsque vous parlez de l’« au-delà », de l’« invisible », de la « lumière », qu’entendez-vous par là ? Comment vous représentez-vous cet « au-delà » ?
      • Certains, dites-vous, saisissent les opportunités de cette vie pour se réaliser, pour s’accomplir pleinement. Cela veut-il dire que ceux qui n’ont pas la chance de mourir pleins de vie, ayant accompli leur vie, reviennent d’une manière ou d’une autre ?
      • Vous avez dit que vous aviez passé beaucoup de temps dans le cimetière qui se trouvait à proximité de la maison de votre grand-mère. Continuez-vous à les fréquenter ?
      • Avez-vous déjà assisté à une crémation ?
      • Quelqu’un de vivant si possible !
      • Une vision de l’enfer…
      • Au-delà de cette chambre froide et noire, il y a le cimetière et l’inhumation. Vous avez sans doute assisté à un ou des enterrements. Quelle impression en avez-vous retirée ?
      • Vous avez l’impression que les gestes et les rituels qui sont alors accomplis, quels qu’ils soient, ont de l’importance ?
      • Lors du tournage des Amants du Pont-Neuf, vous avez failli vous noyer. S’il n’est pas trop douloureux, pouvez-vous évoquer cet épisode ?
      • La pensée de la mort vous a à cet instant précis traversée. Mais est-elle parfois présente dans le cours de votre vie ?
      • Vous avez dit souvent votre attachement aux Dialogues avec l’ange transmis en 1943-1944 par Hanna Dallos à ses compagnons Lili Strausz, Joseph Kreutzer et Gitta Mallasz qui s’occupera, après la mort des trois autres et une fois en France, de les traduire. Ce livre a-t-il joué un rôle dans cette vision apaisée de la mort ?
      • Au moment où Hanna Dallos prêtait sa voix à l’ange, entourée de ses compagnons, dans la banlieue de Budapest, Etty Hillesum, juive hollandaise, auteur de ce journal publié après sa mort et qui a bouleversé tant de lecteurs, cherchait elle aussi à servir la lumière au milieu des ténèbres qui partout gagnaient sur toute espérance. Au seuil de la nuit noire des camps, ces jeunes femmes témoignent de ce que la lumière est plus forte que la mort.
      • Comment l’expliquez-vous ?
      • Antigone représente peut-être ces émotions non accomplies vers lesquelles Sophocle chercherait à tourner Créon ?
      • Vous parlez souvent de « faire face », de « prendre ses responsabilités… ». Mais faire face à quoi ?
      • Dans vos rôles d’actrice, vous avez incarné des personnages qui mouraient. Tous les soirs, sur la scène du Théâtre de la Ville, vous enterrez Polynice, puis vous mourez. Cette expérience par l’imagination, mais aussi par l’investissement émotionnel qui est le vôtre, par le corps, facilite-t-elle cette familiarité que l’on sent chez vous avec la mort ?
      • Toutes ces morts traversées au théâtre ou dans la vie vous donnent-elles une certaine sagesse ? Ou bien vous poussent-elles à être, résolument, comme vous nous le dites maintenant, du côté de la vie ?
      • Ces femmes qui s’apprêtent à mourir, et à la place de qui vous vous êtes mise, vous ont donc enseigné quelque chose sur la mort ?
      • S’agissant de votre propre mort, avez-vous déjà pensé à la manière dont vous aimeriez que les choses se passent ou ne se passent pas ? Avez-vous pris des dispositions ? Ou bien est-ce encore trop éloigné de votre esprit ?
      • Vous voyez que les choses commencent à se dessiner…
      • S’il fallait réinventer ces rituels, que suggéreriez-vous ? Daniel Mesguich nous a dit que Patrice Chéreau, qui avait eu le temps de voir sa mort venir, avait scénographié ses funérailles de manière très spectaculaire, impliquant les acteurs qui devaient jouer dans le spectacle que sa mort l’empêchait à tout jamais de mettre en scène. Une sorte de dernière création.
      • Ces vies fracassées, arrêtées en plein vol, comme vous le disiez, vous en avez fait l’expérience d’une autre manière dans Bleu, ce si beau film de Kieślowski , où vous perdez, dans un accident de voiture, mari et enfant…
      • Quelle magnifique œuvre de réparation, en effet !
  • CONCLUSION
    Parlons de nos morts pour mieux vivre avec eux…
  • REMERCIEMENTS
  • TABLE

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