Opération âme errante Richard Powers

Résumé

Richard Kraft est interne en chirurgie pédiatrique au Carver Hospital, à Los Angeles. Au coeur de cette mégalopole, qui a renoncé à l'idée même de service public, la pression est permanente. Maladie du corps social, maladie du corps physique : tout est sur le point de se défaire, de voler en éclats. Dans cette atmosphère explosive, Richard et sa collègue thérapeute Linda essaient de soigner un groupe d'enfants malades, des enfants qui semblent en savoir plus long qu'eux sur l'âme humaine et recèlent tous des secrets étonnants. A leur contact, la thérapie peut basculer dans l'enquête, et l'Amérique révéler ses failles les plus noires.

Auteur :
Powers, Richard
Éditeur :
Paris, Le Cherche-Midi,
Genre :
Roman
Langue :
français.
Description du livre original :
1 vol. (506 p.)
ISBN :
9782749133645.
Domaine public :
Non
Téléchargement du livre au format PDF pour « Opération âme errante »

Table des matières

  • Une fillette trop petite pour ses douze ans, qui tangue encore après des mois passés sur la tôle ondulée qui l’a portée pendant neuf cent cinquante kilomètres en mer de Chine méridionale, se tient devant les élèves d’une classe d’histoire, dans les décombres des quartiers est de la Cité des anges, et devine où est passée la colonie perdue de Roanoke. Un an et demi d’anglais dispensé par les humanitaires évangéliques d’un camp de réfugiés aux Philippines et une batterie de semaines passées aux États-Unis la qualifient pour l’exposé oral, rite de passage immémorial. Elle choisit, pour une raison quelconque, l’histoire américaine.
  • À l’heure de ce qui, dans une autre vie, eût été la pause-café, l’évacuation avait tourné au délire. Le flot grossissant des enfants changeait les passages en ruelles, les ruelles en rues et les rues en cirques déchaînés. Des files d’évacués tanguaient à travers la ville, s’assemblaient comme des bancs de poissons au-dessus des carcasses de galions engloutis. Des escadrons submergeaient les ronds-points, assiégeaient les carrefours, festonnaient les remblais et engorgeaient les artères, défilé cinématographique marchant colonne par deux qu’aucune autorité n’avait plus le pouvoir d’administrer.
  • Pour aller plus loin
  • Ils l’étrillent, à deux doigts de lui ôter la vie. Dire qu’il adore chacun de ces instants serait exagéré, mais Kraft en redemande. Il encaisse et va de l’avant. D’où cela vient-il ? Il accuse le coup et revient en bêlant. On lui brise les reins, il rampe encore.
  • D’abord, il faut avoir foi dans le traitement éclair. En cela plus qu’en toute autre chose, même si le service de pédiatrie y oppose un vivant démenti.
  • (Soir 57, Japon.)
  • Il a une théorie sur la popularité pathologique des séries télé hospitalières – humour à vif de salle de garde et aiguillon brutal d’une nation qui fait mine de ne pas entretenir de relations professionnelles avec la mort. Ce déversement perpétuel de drame et de sirènes polyphoniques, où des hordes de chirurgiens font des embardées dans des couloirs en poussant des dessertes à roulettes longues comme des cadavres, truffées de codes bleus (ou de la couleur dont l’industrie du divertissement les affuble aujourd’hui), doit son épouvantable clamp sur les sites de fixation de l’imagination à la dose continue de méthadone émotionnelle qu’il procure aux foyers américains.
  • Il les a tous lus, autrefois, dans le temps, à des vies de là. Y a tracé son chemin en écornant les pages, est descendu dans chacun de ces pertuis portatifs, infaillibles Guides bleus vers un lieu parallèle, insoupçonné, aux abords de la ville et tout à portée de main. Les municipalités du Peut-être sont de toujours : les couvertures illustrées couleurs pastel en fournissent la preuve frappante à la pelote emberlificotée de son cortex quand de nouveau il les manipule. Immédiats, plus proches même qu’il n’en a conscience, si proches qu’il a dû passer sans cesse sur ces puits sans s’en apercevoir. Les enfants tombent dedans à tout bout de champ, presque par accident. Ici même. Une chute libre par-dessus la grande haie. Depuis la fenêtre de la chambre. Derrière la lourde tapisserie. Juste à l’intérieur de la prochaine reliure pastel.
  • Les classiques des lecteurs en herbe
  • Une petite fille hurle. À travers les feuilles de graphite et l’air conducteur, annihilant le paradis de l’obscurité, un hurlement filtre. Une chose jeune, verte comme l’herbe fraîchement coupée, un chuchotement de panique dans le combiné muet de la nuit. Le son s’insinue dans le tympan, trop glaçant pour être bravé, trop distant pour être localisé ou pour qu’on y réponde.
  • Un livre broché se hisse au sommet de la pile des devoirs. Sa couverture ocre reflète le fantasme d’un cartographe : terre de la Foi, terre des Infidèles, Terre promise, chacune bornée par l’océan inconnu que traversent bravement deux petits vaisseaux intrépides et un monstre marin cracheur d’eau. Un nœud d’encre enserre le titre de l’ouvrage : Le monde s’éveille, Troisième partie. Sa boucle est pleine des zzzzzz d’un ronfleur. La reliure est cassée et un cahier cousu s’en détache.)
  • Mais oui, bien sûr. Au bout des arabesques syllogistiques de l’innocence, la conclusion lui apparaît de plus en plus évidente. L’intelligence de Joy brille d’un éclat aussi vif que, la nuit sous les couvertures, le halo de la lampe torche du lecteur précoce. Kraft remonte pas à pas le fil de sa logique. Et le raisonnement est d’une étrange justesse. Toujours experte, Joy déduit ce que Kraft n’a pas su voir. Le croulant à casquette n’est pas un garçonnet propulsé dans un corps d’une vieillesse inouïe, mais juste l’inverse. Le petit nouveau est l’équivalent laotien du mythique Mathusalem, esprit plus ancien que des générations entières, qui refuse, pervers, de se détacher de son enfance.
  • Perché dans le ciel, à des kilomètres de haut, un narrateur de livre illustré observe une carte sur laquelle un océan gravé à l’eau-forte enserre hardiment des blocs continentaux dans des courants d’une palette très pure. Des cadres successifs resserrent peu à peu le regard et de grandes formes s’affermissent. Des calottes glaciaires gris acier, austères splendeurs, bordent les frontières. Des côtes s’avancent dans la mer sous un bouillonnement de nuages. Des eaux s’étirent au-delà des frontières du savoir, tachetées ici et là de détails à l’attention du lorgneur scrupuleux – monstres marins croisés au hasard, visage joufflu du vent qui souffle – étendue extrême d’une masse de haute mer qui pourrait être n’importe quoi mais devient, pour les spectateurs avertis placés devant ce portail de papier, le visage plaqué contre les fenêtres à meneaux qui quadrillent les pages, une flottille de bouteilles si compacte qu’elle forme un seul et même message de détresse, lisible seulement depuis trois mille mètres d’altitude.
  • L’enfant est survolté, devient intenable. Il veut tout, tout de suite. Réclame un feu roulant de dégâts aux normes militaires. Ce qui n’est pas disponible en magasin, il le fabrique lui-même. Allez : nouveau jeu. Grand prix de modèles réduits dans l’escalier de secours. Spéculation multi-joueurs sur le marché financier avec cotations réelles et billets de Monopoly. Meurtre dans l’obscurité accompagné de fous rires étouffés, trop sourds pour que les infirmières de nuit entendent. Chasse aux hélicos sur le toit, observation médusée des admissions du jour. Il doit vivre, en l’espace des trois prochaines semaines, les soixante années qu’il a accumulées sans en faire l’expérience. Il entraîne le pavillon dans une campagne de chaos non-stop et frénétique. Seul le fait de savoir que tout s’arrêtera d’un seul coup et bientôt retient les pros de lui coller une baffe.
  • Comment ça commence déjà ? L’éternel étranger qu’on n’a pas invité se présente aux abords de la ville un matin pour une expertise approfondie. Après avoir confronté l’idéale spirale ascendante à la check-list du réel, il marmonne à part soi une conclusion en forme de magistrale litote : « Graves problèmes d’infrastructure. »
  • Côté casting, inutile de partir en expédition à travers la ville pour rejoindre l’enceinte des studios, ces panoramas instantanés d’un réalisme filmé en décors surnaturels. Inutile de battre le rappel des cantines de tournage où des centurions déjeunent avec des soldats de l’empire galactique, des sénateurs avec des psychopathes, de faux docteurs avec de prétendus enfants. Ils sont autosuffisants : les rôles sont déjà distribués, ici même, au sein de leur propre institution.
  • Du ciel, bien sûr. D’où tombent tous les porte-bonheur. Le premier mot, la formule d’invocation, l’il-était-une-fois singulier et délaissé lui revient en mémoire. Il peut à présent donner à Joy la part manquante de son ange déchu, la clé. Plus de douze ans avant ta naissance – il lui doit cela ; c’est son apport à lui dans cet échange d’enfants otages –, un garçon de ton âge est tombé du haut de ce même bleu.
  • Sa fermeté élastique, sensuelle dans l’étirement des chaînettes, miniatures spectaculaires même au regard des normes orientales, est si prodigieuse de perfection qu’elle se dispense d’un nombril, ne porte nulle trace de cette fossette par où le moule a reçu sa coulée. Quelle est donc cette chose ? Soyeuse, laquée, ondulée, striée, d’une telle complexité qu’un zoom en révélerait l’étendue infinie sous n’importe quel grossissement. Furtive, la petite entaille exemplaire qu’il pratique dans le poli de la surface dévoile des structures complètes intégrées aux replis de la structure d’ensemble. Ici, à hauteur d’organe, on croirait voir une musette bourrée de poches secrètes, un solide hyperbolique, extensible, fait d’une seule paroi, retenant grâce à la tension superficielle une humeur vitrée qui sans cela irait se répandre dans toute la cavité.
  • Écoutez, mes enfants, et vous entendrez. Vous entendrez les restes du cœur incessible sur lequel l’Autrefois fut autrefois construit. Voici ce qui se rapproche le plus de ce que vous pourrez jamais connaître, ces traces qui demeurent en vous quand il n’est même plus possible d’en retrouver la source. Voici le texte, les élucubrations des aïeux, fantastiques et inquiétantes, au fond d’arrière-salle, près de cuisines qui empestent les conversations de latrines, ces débriefings de ruelles en dédales, ultime récapitulation avant l’extinction des feux.
  • Ils voyagent léger, limitent le poids à transporter. Rien que le strict nécessaire. Quand arrivent les handibus réquisitionnés pour la tournée, ils n’emportent sur leur dos que leurs costumes et quelques accessoires : une tonette et un flanc de montagne en papier mâché qui s’ouvre par le milieu, révélant une crevasse fugitive.
  • Il n’a pas dormi depuis, oh ! mettons une semaine complète pour une personne. Il a enfin réussi à donner son corps à la science : une de ces enquêtes menées sur la côte ouest pour savoir à partir de combien de jours de privation vous commencez à converser avec des gremlins qui brandissent des machettes au pied de votre lit.
  • Un homme en blanc, au milieu de la trentaine, grimpe sur le toit d’un hôpital public dans un quartier de la Cité des anges en phase terminale, un mercredi soir sur la Terre. Des enfants, enlevés dans leur chambre au crépuscule devant un millier de témoins, l’entourent avec excitation. Ils sont montés en passant par le vestibule, se sont faufilés devant la loge des réceptionnistes et le bureau des infirmières, ont évité les rangées d’ascenseurs à disposition du public allant et venant comme des faux, ont préféré s’en tenir aux marches qu’ils ont gravies à une allure remarquable pour une bande aussi estropiée.
  • C’est une histoire que mon frère aîné, le chirurgien, a confiée à son petit frère, le conteur. Une lointaine approximation de l’exact pour dire comment celui qui fut autrefois moine est entré en possession d’une lettre de remerciement présentée dans un cadre, en l’honneur de deux vies d’enfant sauvées parmi une abominable multitude.

Commentaires

Laisser un commentaire sur ce livre